L’usine à antimatière est prête pour de nouveaux succès

La contribution du CERN à la recherche sur l’antimatière est jalonnée d’avancées importantes : création des tout premiers antiatomes en 1995, production en 2002 de grandes quantités de ces antiatomes, puis invention en 2010 de la technique permettant de les « geler » pour permettre une étude précise de leurs propriétés. Cette semaine, les expériences sur l’antimatière sont prêtes à démarrer, pour une nouvelle campagne très prometteuse.

 

Le Décélérateur d’antimatière (AD).

Le Décélérateur d’antimatière (AD) du CERN est une usine à antimatière unique en son genre, qui produit des antiprotons de basse énergie pour créer des antiatomes. L’AD fournit cette précieuse matière première à plusieurs expériences, qui les utilisent pour étudier les propriétés de l’antimatière sous de nombreux angles différents. La campagne 2011 est sur le point de commencer et les expériences sont prêtes à entamer une nouvelle période de prise de données. Au programme cette année, l’application, pour la première fois, des techniques de spectroscopie pour étudier le fonctionnement interne des atomes d’antihydrogène, l’évaluation des effets biologiques des antiprotons sur les cellules vivantes et l’obtention de la plus grande précision dans l’étude de l’antiproton.

Voici un aperçu des expériences et des résultats attendus pour 2011.

ACE
L’expérience ACE étudie les effets biologiques des antiprotons sur les cellules vivantes. L’utilisation des antiprotons dans les thérapies anticancéreuses a été envisagée pour la première fois au milieu des années 80. Des calculs Monte-Carlo ont montré que, pour un même dépôt d’énergie à l’entrée de la cible, l’énergie déposée en fin de parcours par les antiprotons, par rapport aux protons, est deux fois plus élevée. Cela s’explique par les particules secondaires produites dans l’événement d’annihilation qui survient lorsqu’un antiproton perd suffisamment d’énergie. Certaines de ces particules secondaires sont des fragments de basse énergie et des ions de recul résultant d’une dissociation des atomes et des molécules de la cible. Leur transfert d'énergie linéaire (LET) est élevé, et elles devraient donc avoir un effet biologique accru, d’où une amélioration du point de vue énergétique. L’objectif de l’expérience ACE est de quantifier cet effet et d’étudier la dose biologique efficace d’antiprotons s’annihilant dans les cibles biologiques.

Dans le dispositif expérimental d’ACE, des cellules vivantes sont emprisonnées dans une matrice de gélatine et irradiées par des antiprotons de l’installation AD. Après irradiation, les cellules sont extraites de positions définies le long du trajet du faisceau, dissociées de la matrice de gélatine et incubées. La dose biologique efficace d’antiprotons est mesurée et comparée avec celle d'autres particules telles que les protons et les ions carbone.

Les premières expériences effectuées avec des antiprotons à 46 MeV ont montré un facteur total d’amélioration énergétique de 4. À partir de ce résultat encourageant, nous avons réalisé une série d'expériences utilisant des antiprotons de 126 MeV, aboutissant à une profondeur de pénétration cliniquement utile de 10 cm dans l'eau. La collaboration ACE a observé une nette différence (par rapport aux faisceaux d’ions carbone) quant au lien entre la profondeur et l’effet biologique, ce qui pourrait être intéressant pour certains cancers profonds entourés par des organes critiques. Les expériences prévues très prochainement rendront plus significatifs du point de vue statistique ces résultats ; elles permettront à ACE de réaliser des traitements virtuels de certains types de tumeur, dans différentes localisations, au moyen de protons, d’ions carbone et d’antiprotons, afin de déterminer pour quels cancers les antiprotons pourraient faire la différence du point de vue clinique.

Parallèlement, l’équipe ACE étudie les effets du dispositif sur les cellules situées à l’extérieur du faisceau direct, qui pourraient révéler des dommages potentiels à l’ADN des cellules, susceptibles de créer des tumeurs malignes secondaires dues au traitement. Le groupe a également développé des méthodes de mesure de dosimétrie absolue des champs de rayonnement mixtes générés par les annihilations d'antiprotons, et a étudié des techniques permettant de mesurer directement le LET, un indicateur important pour une efficacité biologique accrue. La possibilité d’une imagerie en temps réel de la distribution de dose a été démontrée dans des expériences pilotes. Ces mesures se poursuivront et devraient constituer une base solide pour évaluer les antiprotons comme candidats pour la thérapie anticancéreuse.

Pour en savoir plus sur l'expérience ACE, cliquer ici.

AEgIS
La plus récente des expériences auprès de l’installation AD, AEgIS (Antihydrogen Experiment: Gravity, Interferometry and Spectroscopy) vise à mesurer pour la première fois l’interaction gravitationnelle entre la matière et l’antimatière. L’expérience consiste à former un faisceau pulsé d’atomes d’antihydrogène froids qui seront projetés horizontalement à quelques centaines de mètres par seconde sur environ un mètre dans un interféromètre à atomes classique. Ce « déflectomètre de moiré » permet de mesurer le minuscule infléchissement que subissent les atomes sur leur trajectoire parabolique, qui produit une ombre caractéristique sur le détecteur d’antihydrogène à haute résolution, qui est un détecteur à micropistes au silicium, de grande surface. Un tel faisceau, une fois réalisé, ouvrirait aussi la voie aux mesures spectroscopiques des atomes d’antihydrogène en vol, mais pour arriver à le produire, il faudra surmonter plusieurs difficultés de taille : refroidir les antiprotons pour les ramener à des températures inférieures au Kelvin, former des positoniums (constitués d’un électron et de son antiparticule, le positon, en orbite autour de leur centre de masse) en grandes quantités, et les porter à un état fortement excité au moyen de deux pulsations lasers, puis mettre en contact ces positoniums avec des antiprotons froids, et enfin accélérer les atomes d'antihydrogène ainsi formés dans l'interféromètre.

Cette expérience est actuellement en cours de construction et d’installation auprès de l’AD, où elle partagera le dernier espace d’expérimentation disponible avec l’expérience ACE. Elle devrait être pleinement opérationnelle en 2012.

Pour en savoir plus sur l'expérience AEgIS, cliquer ici.

ALPHA
Après une exploitation mémorable en 2010, qui a vu le premier piégeage des atomes d’antimatière, la collaboration ALPHA auprès de l’AD se prépare à reprendre l’expérimentation en 2011. Le dispositif ALPHA actuel permet d’étudier les interactions entre antiatomes piégés et micro-ondes. Ce sera l’axe principal de l’expérimentation en 2011.

Les micro-ondes peuvent être utilisées pour explorer la structure hyperfine de l’antihydrogène ; c’est la première étape en vue d’un test du théorème CPT, qui impose que l’hydrogène et l’antihydrogène aient des spectres identiques. Les résultats les plus récents de 2010 ont indiqué que l’antihydrogène piégé pourrait survivre dans ALPHA pour des durées beaucoup plus longues que la durée de 172 ms indiquée dans la publication démonstrative initiale sur la question. Cela semble indiquer qu’il pourrait être possible d’effectuer ces mesures sur quelques atomes piégés seulement. La collaboration, toutefois, consacrera beaucoup de temps à l’amélioration de la proportion d’atomes d’antihydrogène pouvant être piégés par rapport au meilleur niveau actuel, à savoir deux sur 10 000 atomes produits. Parallèlement, les scientifiques d’ALPHA sont en train d'élaborer et de construire un dispositif amélioré qui permettra également l’utilisation du laser sur les antiatomes piégés, à partir de 2012.

Pour en savoir plus sur l'expérience ALPHA, cliquer ici.

ASACUSA
ASACUSA (Atomic Spectroscopy And Collisions Using Slow Antiprotons) est une collaboration européo-japonaise étudiant divers aspects de la physique des antiprotons. L’activité la plus en vue en 2011 sera la poursuite des travaux visant à produire un faisceau d’atomes d’antihydrogène à l’état fondamental, à l’énergie extrêmement basse de 1 ou 2 meV. Ce dispositif sera utilisé pour mesurer la « fréquence Maser » de l’antihydrogène. D’après le théorème CPT, celle-ci devrait être identique à celle de l'hydrogène. Des études sur différentes configurations de pièges prometteuses seront poursuivies, notamment le piège à rebroussement (une paire de bobines de Helmholtz enroulées en sens contraire) et un piège de Paul à radiofréquences (qui permet de confiner simultanément des antiprotons et des positons). Le piège à rebroussement pour la synthétisation de l’antihydrogène a été à l’honneur en 2010, puisqu’il a été cité, comme les travaux de la collaboration ALPHA, dans les dix grandes avancées de la physique de la revue Physics World.

ASACUSA vise également à améliorer la précision de ses mesures du rapport de masse antiproton-électron en poursuivant ses mesures de spectroscopie laser sur l’hélium antiprotonique. Pour aller au-delà de la précision d’une partie pour cent millions récemment obtenue, il faudra disposer d’antiprotons à des énergies de plus en plus basses, et ce sera un axe important de recherche en 2011. La précision de la mesure pourra alors surpasser celle du proton « ordinaire », et dans ce cas nous connaîtrons l'antiproton mieux que le proton.

Au programme d’ASACUSA pour 2011 également, une spectroscopie micro-onde systématique de l’hélium-3 antiprotonique, les mesures de section efficace des événements d’annihilation des antiprotons sur plusieurs éléments métalliques à 100 keV, et des mesures de section efficace différentielles des antiprotons dans l’hydrogène et l’hélium, au moyen d’un microscope à réactions.

Pour en savoir plus sur l'expérience ASACUSA, cliquer ici.

ATRAP
Le but d’ATRAP est la comparaison spectroscopique précise de l’antihydrogène et de l’hydrogène. La méthode proposée est d’utiliser des atomes d’antihydrogène suffisamment froids pour être stockés dans un piège magnétique. Cet objectif et cette méthode, proposés il y a longtemps alors qu’ATRAP était en train de développer la technique d’antiprotons froids nécessaire au LEAR du CERN, sont maintenant appliqués par de nombreuses collaborations auprès de l’AD.

En 2009, ATRAP a signalé avoir produit les premiers atomes d’antihydrogène piégés au minimum d'un champ magnétique très fort, la configuration de champ proposée pour le stockage et l'étude des atomes d’antihydrogène froids. Aucun atome d’antihydrogène piégé n’a été détecté pour une sensibilité de détection de 20 atomes par tentative (taux requis pour distinguer les annihilations d’atomes du fonds diffus cosmologique).

La collaboration a passé l’année 2010 à développer des méthodes pour accroître le nombre d’atomes froids plutôt qu’augmenter sa sensibilité de détection, car il semblait important de disposer de plus d’atomes par essai pour pouvoir réaliser la spectroscopie envisagée. Le résultat est qu’il est maintenant possible d’utiliser mille fois plus d’antiprotons à une température trois fois plus basse que selon la méthode utilisée précédemment pour fabriquer des atomes d'antihydrogène.

Dans la première des deux étapes, ATRAP a rapporté l’accumulation de suffisamment d’antiprotons froids pour permettre la première observation d'une séparation centrifuge de plasmas d'antiprotons et d'électrons piégés. En second lieu, il s’est avéré qu’une séquence de méthodes de « refroidissement par électrons incorporés » et de « refroidissemnt adiabatique » permet de refroidir encore ces antiprotons, ce qui aboutit à cinq millions d’antiprotons à une température de 3 K ou moins. La question de savoir s’il s’agit de la température de l’antiproton ou d’une limite supérieure de la technique de mesure de la température reste à déterminer.

ATRAP espère utiliser des plasmas d’antiprotons beaucoup plus grands et beaucoup plus froids pour arriver à produire suffisamment d’atomes d’antihydrogène piégés pour une spectroscopie précise.

Pour en savoir plus sur l'expérience ATRAP, cliquer ici.

par CERN Bulletin