François de Rose (1910 - 2014)

Un fondateur du CERN s’éteint.

 

François de Rose dans la caverne d'ATLAS lors de sa visite au CERN en 2013.

Les visionnaires ont la liberté d’esprit de dessiner l’avenir quand l’horizon de leurs concitoyens est obstrué par le présent. François de Rose était un visionnaire. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans une Europe dévastée, où absolument tout était à reconstruire, le diplomate avait compris l’importance de relancer la recherche fondamentale et, surtout, d’imprimer cet élan au travers d’une coopération à l’échelle du continent. Dans une Europe balbutiante, la gageure était de taille. Mais, aux côtés des grands noms de la physique de l’époque, François de Rose mit son énergie au service de cette vision. Ensemble, ils plaidèrent pour la création d’un tel centre auprès des gouvernements, emportèrent l’adhésion et le CERN vit le jour en 1954. Cette réalisation, François de Rose en était très fier. « Le résultat dépasse les espoirs de ses fondateurs », avait-il coutume de dire. Et sa fierté était d’autant plus grande que les visionnaires savent que leurs desseins, même s’ils les croient justes, prennent souvent des années à se concrétiser, et ne se réalisent parfois jamais.

Stratège et visionnaire jusqu’au bout, François de Rose s’est éteint le 23 mars 2014 à Paris, à 103 ans. Il venait de publier un livre de souvenirs, « Un diplomate dans le siècle ». Le CERN a perdu le dernier de ses fondateurs, un soutien indéfectible et un ami très cher.

Né en 1910 à Carcassonne, dans le sud de la France, il perd son œil droit dans son enfance, accident qui l’oblige à se détourner d’une carrière militaire à laquelle il était voué par tradition familiale. Son père, Charles de Tricornot de Rose, avait été le fondateur de l’aviation de chasse en France, titulaire du premier brevet d’aviateur militaire, mort aux commandes de son appareil en 1916.

François de Rose lors de sa visite au CERN à l’occasion de ses 100 ans.

Une fois son baccalauréat en poche, François de Rose embrasse une carrière diplomatique et intègre l’ambassade de France à Londres en 1937. Il aimait raconter les splendeurs des réceptions à Buckingham Palace, lorsque le roi George VI régnait encore sur l’Empire britannique, et que la future reine Elizabeth II n’était encore qu’une enfant. En ce début de XXIe siècle, il était fascinant de l’écouter conter les épisodes lointains de sa carrière, comme on aurait parcouru un livre d’histoire animé. Pendant la Seconde Guerre mondiale, sa connaissance parfaite de l’anglais l’amena à opérer en tant qu’officier de liaison au service de l’armée britannique.

Mais c’est au lendemain du conflit que sa carrière le mène sur les chemins de l’Europe scientifique, un détour inattendu pour celui qu’un professeur de mathématiques avait dissuadé de s’orienter vers une carrière scientifique. François de Rose est envoyé aux États-Unis et siège à la Commission des Nations Unies pour le contrôle international de l’énergie atomique. Il y rencontre des physiciens de renom, l’américain Robert Oppenheimer, avec qui il se lie d’amitié, et les Français Pierre Auger, Francis Perrin, Lew Kowarski et Bertrand Goldschmidt. François de Rose embrasse leur cause. Les physiciens européens et certains de leurs homologues américains sont convaincus qu’il faut relancer la recherche fondamentale en Europe et que ce renouveau ne peut passer que par une coopération entre les nations qui viennent de se déchirer. Les instruments qui sont désormais nécessaires aux recherches sur l’infiniment petit sont des accélérateurs de particules trop onéreux pour les pays européens pris individuellement.

Avec une poignée de physiciens, François de Rose entame une tournée européenne pour plaider la création de la première organisation européenne de recherche fondamentale. Leur objectif est de mutualiser les moyens de recherches pour mettre à disposition des chercheurs des outils adéquats et endiguer la fuite des cerveaux. Pierre Auger, directeur du département des sciences exactes et naturelles de l’Unesco, organise une conférence intergouvernementale à Paris en 1951, présidée par François de Rose, au cours de laquelle la première résolution visant à créer un Conseil européen pour la recherche nucléaire est adoptée. On connaît la suite. Le CERN verra le jour en 1954, fondé par 12 États européens.

François de Rose devient délégué de la France au Conseil du CERN, puis président du Conseil de 1958 à 1960. À ce titre, il prononce un discours lors de l’inauguration de l’accélérateur PS, l’accélérateur le plus puissant du monde durant quelques mois. Son esprit visionnaire s’illustre dans ce texte prononcé devant un parterre de personnalités et de physiciens légendaires, dont Niels Bohr ou Werner Heisenberg. « Les hommes qui s’y rencontreront, dit-il à propos du CERN, et qui ne viendront pas seulement des pays membres pour travailler en commun à une œuvre entièrement pacifique, entièrement désintéressée, sont unis par la même passion de connaître et soumis aux mêmes règles de la plus parfaite probité intellectuelle. » Le CERN accueille aujourd’hui des chercheurs du monde entier et l’accession au statut d’État membre est depuis peu ouverte aux pays non européens, mais quelques années après sa création, cette réalité était encore bien incertaine.

Trois fondateurs du CERN dans le couloir des Pas perdus. François de Rose (au centre) en discussion avec Pierre Auger (à gauche) en 1963, devant le buste de Niels Bohr, mort quelques mois plus tôt.

Durant son mandat, François de Rose négocie l’extension du CERN sur le territoire français, obtenue au terme d’un traité signé en 1965. En souvenir de son rôle dans ce dossier, François de Rose conservait une pierre gravée offerte par le CERN, extraite d’un carottage prélevé sur le site et portant l’inscription « À François de Rose - La science ne connaît pas de frontières ».

François de Rose poursuit sa carrière diplomatique. Il est notamment ambassadeur de France au Portugal de 1964 à 1969, représentant permanent de la France auprès du conseil de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), de 1970 à 1974. Il est un spécialiste reconnu des problèmes de défense et des questions nucléaires. Il fut longtemps un éminent membre de l’Institut international pour les études stratégiques, basé à Londres, dont l’expertise sur les problèmes stratégiques internationaux et les questions militaires est mondialement reconnue.

Le diplomate restera très attaché au CERN, « la plus belle plume blanche à mon bicorne d’ambassadeur ». Il continuera de s’intéresser et de s’enthousiasmer pour les découvertes scientifiques, même dans son plus grand âge. En 2010, venu au CERN fêter son centenaire, il avait promis de revenir lorsque le boson de Higgs serait découvert. Promesse qu’il a tenue l’an passé, effectuant une nouvelle visite du Laboratoire et rencontrant les physiciens pour lesquels, avec une modestie sincère, il éprouvait une très grande admiration. Une admiration réciproque qui menait parfois à des échanges de compliments cocasses.

François de Rose avait une vision stratégique de la science, vision qui le conduisit à participer à la création du CERN, espérant que la collaboration scientifique entre des pays qui s’étaient combattus contribuerait à maintenir une paix pérenne. Aux eurosceptiques, cet humaniste brandissait toujours l’exemple du CERN. Croisant des parlementaires français en visite au CERN l’an passé, en pleine crise européenne, il leur avait lancé : « Quand les Européens s’unissent, ils peuvent faire de grandes choses. »

De gauche à droite : F. de Rose, C.J. Bakker, E. Amaldi et R. Mac Millan, lors de la cérémonie d'inauguration du PS, en 1960.

Optimiste, débordant d’énergie, il réalisait des prouesses dans son plus grand âge. Pour marquer ses 90 ans, il avait joué dans une même journée 90 trous de golf. À 96 ans, il était parti en voyage en Patagonie avec ses deux filles, passant le Cap Horn. Il  publiait régulièrement des tribunes d’analyse dans les grands quotidiens. Aux personnes qui lui demandaient s’il y avait un secret pour devenir centenaire, il répondait qu’il suffisait « d’avoir de la patience, car cela prend tout de même pas mal de temps ». Il affichait à toute occasion une élégance empreinte d’humour qui charmait ses interlocuteurs. Lors de sa dernière visite, il avait promis de revenir lors de la prochaine découverte. « Mais dépêchez-vous, avait-il plaisanté, je ne suis pas éternel. » Malheureusement, il avait une fois de plus raison.


Retrouvez ici le discours de François de Rose lors de la cérémonie d’inauguration du PS en 1960.

par Corinne Pralavorio