Les décisions du conseil du CERN en politique du personnel et ses responsabilités en matière de protection sociale : une harmonie à restaurer
Comme nous l’avons expliqué dans un précédent article (Echo 195), conformément à l’accord de siège entre la Confédération suisse et l’Organisation (CERN), la Caisse de pension du CERN (ci-après la Caisse) doit assurer un niveau de prestations au moins équivalent à celui en vigueur en Suisse. La Caisse étant une caisse capitalisée à primauté de prestations, il est important de vérifier qu’elle est en mesure de garantir les prestations convenues jusqu’à la cessation des droits du dernier bénéficiaire. Dans ce but, la santé financière de la Caisse est examinée au moins chaque trois ans par un actuaire qui, sous la supervision du Comité actuariel et technique (ATC) dresse un rapport actuariel soumis à l’approbation du Conseil d’administration de la Caisse de pensions (CACP), avant présentation au Comité des finances (CF) et au Conseil .
Dans cet article nous examinons plusieurs changements importants intervenus dans les paramètres de la Caisse, décidés par le Conseil et relatifs aux modifications intervenues dans la politique du personnel de l’Organisation en matière de ressources humaines, et nous étudions les effets de ces changements sur la situation financière à long terme de la Caisse.
Les premières années
Depuis la création de la Caisse en 1955 et jusqu’en 1976, les principaux paramètres de la Caisse étaient les suivants :t
- taux de cotisation de 21% du salaire de base (personnel 1/3, Organisation 2/3) ;
- hypothèse de rendement du capital 3,5% net ;
- âge de la retraite : 65 ans pour les hommes, 62 ans pour les femmes ;
- pension maximum : 60% du salaire moyen des trois dernières années de service (maximum obtenu après 30 ans de service jusqu’en 1967, 33 ans de service jusqu’en 1976) ;
- une prise de retraite anticipée conduisait à une réduction de la rente de pension en conséquence.
La première révision (1967) des règles de la Caisse amenait les changements suivants :
1. Indexation des pensions pour inflation Caisse exclusivement à la charge de la Caisse ;
2. Pension calculée en pourcentage du dernier salaire assuré (avant 1967 les augmentations de salaire après 61 ans n’étaient pas prises en compte dans le calcul) ;
3. Arrêt des cotisations exceptionnelles pour les augmentations du salaire assuré après 61 ans.
Après le choc pétrolier de 1973 qui a fait chuter les rendements des avoirs à −15% et −20%, l’étude actuarielle de 1974 montrait que, avec les paramètres suivants : 2,5% de rendement, 4% d’augmentation des salaires, et 3,5% d’indexation des pensions, le taux de cotisation devait être porté à 27% du salaire de base (CERN/FC/1734). Néanmoins le Conseil décidait de maintenir les cotisations inchangées à 21% (Fig. 1).
La seconde révision (1976) des statuts de la Caisse amenait les changements suivants :
1. Age de la retraite : 65 ans ;
2. Pension maximum portée de 60% à 70% du dernier salaire de base après 35 ans
3. Pas d’application de réduction de la pension en cas de départ dès 60ans ;
4. Le Comité des finances ne préconisait pas d’augmentation du taux de cotisation fixé à 21% en dépit des rendements négatifs de 1973 et 1974 ainsi que des importantes augmentations des pensions (CERN/1211) ;
5. Le Conseil supprimait la garantie de retour sur capital si celui-ci était inférieur au paramètre actuariel (cette garantie de ressources n’avait d’ailleurs jamais été appliquée).
Fig. 1: Historical membership and contribution rate
La troisième révision (1981 à 1985) de la Caisse introduisait les modifications suivantes :
1. Groupe de travail RESCO : le niveau des pensions du CERN est plus bas que celui d’Institutions européennes comparables en raison de l’imposition (taxation) et des allocations de famille (CERN/1349) ;
2. Augmentation des pensions par introduction du salaire de référence remplaçant le salaire assuré (salaire de base), en particulier pour compenser l’effet de l’imposition (1986) ;
3. Introduction d’allocations et de pensions complémentaires (1982)
Contribution au déficit : −400 MCHF
Concernant le point 1 ci-dessus, le Conseil du CERN décidait d’aligner partiellement, en quatre étapes, les pensions du CERN sur celles des Organisations coordonnées. Durant la période 1981−1985, les pensions furent augmentées de 23,3% en moyenne par rapport à la situation d’avant 1981, sans tenir compte des allocations complémentaires (point 3).
Des paiements rétroactifs étaient demandés au personnel actif et aux pensionnés ainsi qu’à l’Organisation (sans toutefois couvrir la totalité du retour sur le capital cumulé correspondant) afin de pouvoir bénéficier des nouvelles conditions de pensions. La Direction du CERN proposait de passer à un système budgétisé que les Etats-membres refusaient en 1980, proposant au contraire de créer une dette vis à vis de la Caisse.
Ces diverses révisions (1967, 1976, 1981) n’ont pas été accompagnées des accroissements de financement correspondants. Les effets de ce sous-financement projetés en 2010 pour chaque mesure individuelle, et calculés par l’actuaire, sont indiqués ci-dessus dans les textes encadrés. Cette sous-couverture a été mise en évidence dans plusieurs études actuarielles, par exemple en 1983 (CERN/FC/2617), quand l’actuaire se prononçait pour une augmentation des cotisations pour compenser les effets de l’inflation ainsi que ceux des améliorations approuvées par le Conseil. En conséquence, après l’étude actuarielle de 1983, l’Organisation concédait à la Caisse une contribution additionnelle de 0,5% des salaires de référence à partir de 1986 (Fig. 1).
En 1987, les facteurs de réduction pour départ à la retraite avant 65 ans furent réintroduits pour tous les nouveaux recrutés, avec effet au 1er juillet 1987. (Annulation de la mesure 3 de la révision de 1976 des statuts de la Caisse).
Arrivée à maturité de la Caisse de pensions du CERN
Après les études actuarielles de 1989 et 1992, l’actuaire proposait de réduire le taux de retour réel net sur investissements utilisé dans les calculs actuariels de 3,5% à 3% et de, progressivement, augmenter le taux de cotisation de 23,5% à 30% en 1995, afin de compenser, partiellement, l’impact des décisions prises d’augmenter substantiellement les prestations et de parvenir à la pleine couverture technique de la Caisse. Ainsi, pendant la période 1990−1995 les cotisations ont augmenté en plusieurs étapes jusqu’à 30% du salaire de référence (Fig. 1). Ceci était pour le moins nécessaire compte tenu de l’augmentation drastique du nombre des retraités durant les années 1990, ainsi que du fait que le montant cumulé des prestations dépassait désormais celui des cotisations durant les dernières années de la décennie (Fig. 2). La Caisse atteignait sa pleine maturité et dès lors dépendait essentiellement du rendement de ses placements.
Durant les premières années, les rendements favorables atteints par la Caisse, associés aux mesures prises en 1987 et 1992 ont partiellement masqué les problèmes structurels sous-jacents, tels que le coût réel des mesures prises pour améliorer les prestations et les changements intervenus dans la comptabilité actuarielle et la gouvernance pour parvenir à une approche plus réaliste dans l’estimation des engagements de la Caisse (c’est à dire la réduction du taux d’escompte de 6% à 4,5%).
Le début du nouveau millénaire
Bien que le résultat de l’étude actuarielle 2001 (CERN/2440) donnât une image rassurante de la santé de la Caisse, le CACP, néanmoins, proposait trois changements dans les paramètres :
- Retour sur investissement : réduction du taux technique de 6% à 5% pour la prochaine étude actuarielle ;
- Politique du personnel : compensation concédée à la Caisse pour décroissement de l’effectif du CERN (CERN/2441) ;
- Marge de sécurité : introduction d’un taux de couverture à atteindre pour la fin de la période de 30 ans situé entre 100 et 125% pour tenir compte de l’indexation future des pensions.
Début 2000, les problèmes structurels de la Caisse étaient plus ou moins occultés par les bons résultats obtenus dans les années 1990, avec une moyenne des rendements sur avoirs de plus de 7%.
Une importante correction à la baisse dans les marchés financiers intervenait en 2001 et 2002 et, en dépit d’une diversification dans les investissements, d’une politique de prudence et généralement des performances satisfaisantes des gérants de fonds, la Caisse n’est pas restée à l’abri de cette baisse, si bien que l’étude actuarielle de 2004 était confrontée à une situation toute différente (Fig. 3). Afin de restaurer la pleine couverture en 2033, le CACP, en juillet 2005, prenait un certain nombre de mesures dont celles-ci :
- introduction d’une indexation dynamique partielle des pensions conduisant à une perte du pouvoir d’achat maximum de 8% ;
- modification du taux d’intérêt technique (escompte) (de 5,5% à 4,5%) ;
- augmentation des cotisations à 30,88% (personnel 1/3, Organisation 2/3).
Le « crash » des marchés financiers en 2008 et ses séquelles
L’étude actuarielle 2007 (CERN/2775) montrait une importante amélioration de la situation financière de la Caisse. Cette orientation favorable était essentiellement due à deux facteurs : le climat économique global, qui était à l’origine des bons retours sur investissements dus à l’excellente performance des marchés financiers entre 2004 et 2006 (moyenne annuelle de 8,93%), et le changement du mode de calcul de la valeur actuelle des engagements futurs envers les membres actifs.
Au début de 2008 la situation de la Caisse paraissait rassurante. On notait une amélioration de l’aspect financier par l’introduction d’une nouvelle série de paramètres actuariels plus en phase avec la situation économique et sa probable évolution à moyen ou long terme, ainsi que avec ceux utilisés par des caisses de pensions similaires à celle du CERN (p. ex. des caisses de pensions suisses ou d’organisations internationales basées en Suisse). De plus, malgré l’éclatement de la bulle internet de 2002, la Caisse se trouvait dans une trajectoire positive avec une moyenne de rendement annuelle, entre 2001 et 2007, de 4,5%, exactement le nouveau taux d’escompte adopté. Sur le long terme, la comparaison de la performance avec ses « pairs » suisses, était plutôt favorable.
Mais 2008 fut la pire des années pour les marchés financiers des actions et du crédit depuis les années 1930. La performance de la Caisse fut la pire de son histoire (−19,3%), ce qui s’est traduit par une perte de près de 900 MCHF essentiellement due à son exposition sur les marchés des actions.
La genèse du paquet de mesures équilibré de 2010
En mars 2008 le Conseil du CERN a mis en place un groupe de travail (WG2) chargé d’analyser les mesures nécessaires pour atteindre la pleine capitalisation de la Caisse. Le rapport du groupe (CERN/2897) concluait que, employée seule, une stratégie d’investissement serait insuffisante pour parvenir à la remise en équilibre de la Caisse étant donné que celle-ci se trouvait face à un déficit de près de 2'100 MCHF (dont près de la moitié consécutif au « crash » financier de 2008). Sans mesures additionnelles le déficit de la Caisse s’accroitrait de près de 80 MCHF/an, le taux de couverture déclinerait à 15,4% en 2033 et la Caisse aurait épuisé ses ressources dès 2038.
Dans son rapport le groupe WG2 envisageait une série de mesures susceptibles de pallier cette situation pour parvenir à la pleine capitalisation de la Caisse :
1) injection immédiate dans la Caisse de 2'100 MCHF par les Etats-membres : rejetée car « peu réaliste » ;
2) réduction des sorties de fonds (paiements) de la Caisse :
a) modifications affectant les bénéficiaires (sous-indexation sans limite) et les membres actifs (élévation de l’âge de la retraite, réduction du taux d’accroissement annuel de 2%, etc.) : limitée par des contraintes légales, cette voie n’a pas été poursuivie;
b) envisager un nouveau système pour les nouveaux membres (système à primauté de cotisations) : abandonné car coût élevé ;
c) changement dans les prestations des futurs membres de la Caisse tout en restant dans le cadre du système existant : retenu dans le paquet de mesures 2010 ;
3) augmentation des ressources de la Caisse :
a) augmentation du taux de cotisation actuel : retenu dans le paquet de mesures 2010 ;
b) injection de capital par contribution spéciale des Etats-membres :
i) répartie équitablement sur les Etats-membres : retenu dans le paquet de mesures 2010 ;
ii) payée par les Etats-membres qui tirent profit de l’imposition des pensions (via une taxation interne des pensions par le CERN ou la rétrocession (partielle) des impôts levés sur les pensions par les Etats-membres : rejeté.
Cette analyse montrait que le groupe WG2 constatait qu’une large part du déficit avait été causée par le refus du Conseil du CERN de prendre en temps voulu les mesures de financement de la Caisse permettant de compenser les politiques du personnel introduites dans le passé (le coût individuel d’une mesure donnée est indiqué en encadré dans le texte ci-dessus ; ces coûts estimés sont extraits du document « Pension Fund — Analysis of Structural Causes” (CERN/2895) et correspondent à l’effet de chaque décision sur les engagements actuariels si cette décision était annulée). Tenant compte du rapport WG2 et de l’étude actuarielle 2010 (CERN/2948), le Conseil décidait en décembre 2010 (CERN/2947), juin 2011 (CERN/2972) et mars 2012 (CERN/3010) la mise en place d’un paquet de mesures censé restaurer la pleine capitalisation de la Caisse. Nous rappelons les principaux paramètres de ces mesures:
1. cotisations pour les membres recrutés avant 2012: augmentation de 30,88% à 34% (1/3 personnel, 2/3 Organisation);
2. prestations des bénéficiaires : gelées jusqu’à une perte individuelle cumulée de pouvoir d’achat de 8% ;
3. contributions spéciales des Organisations : (max 30 ans ou pleine capitalisation de la Caisse atteinte) : CERN : 60 MCHF/an ; ESO : 1,3 MCHF/an ;
4. nouvelles conditions de pension pour les membres recrutés à partir de 2012 :
La figure 4 ci-dessous montre l’effet individuel de chacune de ces quatre mesures sur le taux couverture de la Caisse à l’horizon de 2041 (calcul basé sur l’étude actuarielle 2010). Les trois premières mesures permettent d’atteindre la pleine capitalisation, tandis que celle concernant les nouveaux recrutements garantit le maintien de la pleine capitalisation une fois celle-ci atteinte.
Conclusion
Dans cet article nous avons montré comment des modifications dans les paramètres de la Caisse de pensions, décidées par le Conseil, dans le cadre de la politique en ressources humaines de l’Organisation avaient des effets persistants et parfois drastiques à long terme sur la santé financière de la Caisse. Bien entendu, ces décisions du passé sont intervenues dans un contexte différent qui incluait les priorités du CERN en gestion des ressources humaines. Néanmoins, le juste équilibre, entre le rôle du CERN en tant qu’organisation scientifique ayant à construire et exploiter des accélérateurs et à mener à bien des expériences de physique, et son rôle d’employeur socialement responsable devant respecter ses engagements en matière de protection sociale de son personnel, a été parfois difficile à trouver.
Bien entendu, la lourde perte de près de 900 MCHF due à la crise de 2008 n’est pas directement imputable au CERN, mais le déficit structurel, creusé plusieurs décennies durant, a aggravé la situation et a rendu les mesures 2010 plus douloureuses encore. C’est pour cette raison qu’il est d’autant plus inacceptable que certaines délégations, après seulement trois ans, remettent en cause unilatéralement leur engagement pris dans la Résolution de juin 2011, de contribuer à restaurer la pleine capitalisation de la Caisse à l’horizon de 2041.