La souveraineté du Conseil du CERN peut-elle être conçue sans égard pour les droits acquis des membres du personnel actifs et retraités ?
Sous prétexte d’une conjoncture économique défavorable en Europe — alors que des signes encourageants de reprise de l’économie apparaissent — et de l’augmentation de la longévité humaine — ce qui n’a rien d’une nouveauté — certaines délégations au Conseil du CERN s’interrogent sur les moyens de réduire leurs contribution spéciale à la Caisse de pensions et leurs responsabilités en la matière.
Certes, les fluctuations des régimes de pension des organisations internationales constituent un phénomène classique, et le fait qu’une réforme impliquant des efforts pour les pensionnés et les futurs pensionnés a été nécessaire dans plusieurs pays européens, nourrit les argumentaires de ceux qui veulent réduire nos pensions.
Toutefois, en matière de pensions, les calculs actuariels sont décisifs et avec la pleine capitalisation de notre Caisse atteignable, comme prévu, à l’horizon 2041 il n’existe aucune justification technique pour procéder à des modifications négatives dans nos conditions de pensions.
De surcroît, la situation actuelle justifie certainement quelques rappels d’ordre juridique. Pour ce faire, la jurisprudence du Tribunal administratif de l’Organisation Internationale du Travail (TAOIT), dont le CERN et l’ESO, ont reconnu la compétence, aux côtés de près de 60 autres organisations internationales, est d’un grand secours.
Il est indubitable que le Conseil du CERN est l’organe directeur suprême de l’Organisation, et qu’à ce titre, il a vocation à procéder à tous les ajustements qu’il considère nécessaires dans l’intérêt de l’Organisation.
Cela ne veut pas dire que le Conseil puisse tout faire. Comme le Tribunal l’a affirmé dans un jugement faisant jurisprudence (n°1118, rendu le 31 juillet 1991, dans l’affaire Niesing n°2), une fois la structure des services et le statut du personnel d’une organisation internationale fixés en pleine autonomie, les organes politiques et administratifs chargés en qualité d’employeur de la gestion du personnel, doivent respecter les principes généraux inhérents au droit de la fonction publique internationale dans toutes leurs actions, notamment, pour toute proposition de modification des conditions d’emploi.
Il y a là, pour tous les organes directeurs des organisations internationales, des limites à ne pas dépasser, sauf à emprunter les voies aventureuses de l’illégalité.
Il découle de ce qui précède que le Conseil doit respecter le principe des droits acquis des membres du personnel actif ou retraités. Le Tribunal, dans son célèbre jugement n°832, de 1987 (affaire Ayoub), qui avec le jugement n°986, de 1989 (affaire Ayoub n°2), fixe un cadre juridique valable encore aujourd’hui qui définit un droit acquis comme un droit dont le bénéficiaire peut exiger le respect, nonobstant tout changement de texte.
Par conséquent, la garantie des droits acquis, ainsi conçue, dépasse l’obligation imposée au législateur international, par le principe général de la non rétroactivité, de ne disposer que pour l’avenir.
D’après le Tribunal, la question à résoudre en matière de droits acquis est celle de savoir si les conditions d’emploi modifiées ont ou non un caractère fondamental et essentiel. Le TAOIT fixe pour ce faire trois critères.
Tout d’abord, il sied de déterminer la nature (contractuelle ou statutaire) des conditions d’emploi qui ont changé. Ensuite, le Tribunal tient compte des causes de modification intervenues. À ce titre, il déclare ne pas pouvoir faire abstraction de la situation financière des organismes (tel que la Caisse de pensions) appelés à appliquer les conditions d’emploi. Enfin, le Tribunal porte son attention sur les conséquences de la reconnaissance d’un droit acquis ou d’un refus de le reconnaître. Dans cette optique, il calcule ce que représente la perte par rapport à l’ensemble de la rémunération globale ou, dans le cas des pensionnés, par rapport au montant de leur pension. Le Tribunal se réserve également le droit de se livrer à des comparaisons avec d’autres conditions d’emploi de personnel équivalent, international ou national.
Dans le cas de la Caisse de pensions du CERN, une éventuelle violation des droits acquis proviendrait d’un changement du cadre statutaire, ce qui, pour le Tribunal, ne ferait pas obstacle à la reconnaissance d’un droit acquis. Cette opinion est partagé par deux conseillers juridiques indépendants dans leur contribution aux « Rapport du Conseil d’administration de la Caisse de pensions sur les principes et politiques de financement et sur les mesures destinées à rétablir la pleine capitalisation de la Caisse de pensions du CERN » (CERN/2897, 2010, Annexe 2). De plus, les projections actuarielles à 2041 sont, à l’heure actuelle, satisfaisantes et on voit mal, dans ces conditions, ce qui pourrait justifier des modifications défavorables.
En conclusion, si l’affaire était portée devant le TAOIT, le CERN courrait un risque certain. En effet, le Tribunal pourrait, comme dans l’affaire Ayoub n°2, décider que les modifications intervenues aggravent la situation des requérants dans des proportions dépassant les limites que le CERN tient de son pouvoir d’appréciation, et ordonner, outre une annulation des décisions attaquées, des indemnités pour compenser les pertes subies.
Par conséquent, nous espérons que le Conseil pourra accepter que, dans le respect des compétences des différents organes de la gouvernance de l’Organisation, comme le propose le Conseil d’Administration de la Caisse de Pension, aucune mesure additionnelle ne doit être prise pour l’instant. En effet, précisément trois ans après sa résolution de juin 2011, il n’y a aucune raison pour le Conseil de revenir sur sa parole de s’engager à contribuer au train de mesures équilibrées destinées à rétablir la pleine capitalisation de la Caisse.
En plus du risque juridique évoqué ci-dessus, revenir sur cette promesse solennelle serait ressenti comme une trahison de la confiance que le personnel a dans ses instances dirigeantes et comme un manque de respect du Conseil envers le personnel, ses contributions qui ont permis la découverte du Higgs en 2012 et ses efforts continus pour garantir que les accélérateurs seront prêts début 2015 pour de nouvelles aventures à 13 TeV et au-delà.