Rencontre avec le Prix Nobel Jack Steinberger
Lauréat du Prix Nobel de physique en 1988 pour la découverte du neutrino-mu, Jack Steinberger participe à la vie du CERN depuis près de 50 ans. Malgré son grand âge - il vient de fêter ses 90 ans - on peut le voir encore presque tous les jours dans son bureau du CERN. Si vous avez la chance de prendre un café avec lui, il vous confiera ses souvenirs et ses réflexions sur le présent et l’avenir de la physique des particules…
Je suis au CERN depuis 45 ans, et j'ai vu cette Organisation considérablement évoluer au fil du temps. Les expériences ont pris une grande ampleur, et les ambitions de la communauté de la physique des particules ont grandi au fil du temps. Lorsque j’ai entrepris ma thèse il y a 64 ans, j'ai pu la faire seul en seulement 6 mois et obtenir des résultats intéressants aux quatre coins du monde. Aujourd’hui, les expériences au CERN comptent des centaines, voire des milliers de personnes, qui travaillent une vingtaine d'années avant d’obtenir un résultat.
Mon directeur de thèse était Enrico Fermi, et en 1953 – à moins que ce ne soit en 1952, quelques années après ma thèse – il a été nommé président de la Société américaine de physique (APS). Parmi les quelques tâches qu’exigeait sa fonction, il a dû faire, en fin d’année, un discours d’adieu. Il y a évoqué la physique de l’époque, qui vit naître les premiers accélérateurs de particules. Le premier accélérateur utilisé pour produire des particules était le cyclotron à Berkley, et il fut opérationnel dès 1948 ; certes beaucoup plus petit que ceux en service aujourd’hui, cet accélérateur était pour l’époque le plus grand dispositif expérimental jamais construit. Fermi, dans son discours, imagina ce que pourrait être l’accélérateur ultime - ou plutôt le plus grand. Il traça un cercle autour du globe, représentant un accélérateur de particules autour de la Terre. Le LHC a un diamètre de 9 km ; il est donc 1000 fois plus petit que l’accélérateur imaginé par Fermi.
C’était le rêve qu'on faisait il y a plus d'un demi-siècle, mais si vous me demandez ce que sera l'avenir de la physique des particules - en particulier après le LHC - je n’en ai pas la moindre idée. Cela dépendra de ce que nous découvrirons au LHC et personne ne sait vraiment ce dont il s’agira. En tout cas, incontestablement, tout le monde manifeste de l’intérêt pour les travaux de physique que nous réalisons ici. Un intérêt culturel – nous voulons comprendre notre monde et tenter de percer ses mystères. Mais les expériences sont toujours plus grandes et donc toujours plus coûteuses, et il y a une limite à ce que les gouvernements souhaiteront investir.
On espère que quelque chose d’intéressant sera découvert au LHC. Ce que nous recherchons tous, moi y compris, est quelque chose qui nous donne des signes d’une nouvelle physique en dehors du Modèle standard. Pour moi, tout indice d'une nouvelle physique au-delà de ce modèle serait formidable. Jusqu’ici, tout ce que nous avons trouvé peut être interprété dans les limites du Modèle standard.
Maintenant, je passe l’essentiel de mon temps à suivre l’actualité en astrophysique. Avec la découverte, en 1992, des défauts d’homogénéité dans le fond cosmologique diffus, et les mesures précises réalisées depuis, l’astrophysique et la cosmologie ont connu ces deux dernières décennies des progrès formidables, mais percer les mystères de la matière noire et de l’énergie noire sera pour nous un véritable défi. J’espère vraiment que le LHC nous aidera à comprendre la matière noire.
Entretien réalisé par Katarina Anthony pour Le Bulletin du CERN.