Un physicien bien dans ses cordes

Ed Witten est l’un des chercheurs les plus en vue dans le domaine de la théorie des cordes, théorie qui décrit les particules élémentaires comme des cordes en vibration. Il quitte cette semaine le CERN après quelques mois passés en congé sabbatique. Il espère que le LHC permettra de découvrir la supersymétrie.



Nombreux sont les chercheurs dans le monde entier qui attendent avec impatience les premières collisions au LHC et la multitude de données expérimentales inédites qui en résulteront. Certains d’entre eux sont même particulièrement impatients, dans la mesure où les résultats du LHC pourraient confirmer ou invalider leurs théories. Parmi eux, Ed Witten, l’un des pères de la théorie M, un modèle théorique supersymétrique dans lequel l’Univers pourrait avoir jusqu’à 11 dimensions – ce qui est difficile à concevoir, même pour lui. «Je n’arrive pas à visualiser les dimensions supplémentaires, comme la plupart des gens, avoue-t-il. Nous travaillons sur les dimensions supplémentaires au moyen d’équations. Descartes nous a appris, il y a plusieurs siècles, que la géométrie peut être reformulée au moyen d’équations. On peut considérer que c’est la première découverte véritablement essentielle de la géométrie depuis les Grecs anciens. Quand on traduit la géométrie en équation, on peut ajouter de nouvelles variables et on peut ainsi prendre en compte des dimensions supplémentaires. Mais honnêtement, je ne peux pas dire que je les comprends ou que j’arrive à visualiser la chose.»

Comme de nombreux physiciens, Ed Witten espère bien que le LHC permettra de découvrir les particules supersymétriques ou de dévoiler de nouveaux mystères.

Une telle découverte permettrait sans aucun doute de préciser de nombreux points de sa théorie. «C’est un grand moment pour les physiciens des particules dans leur ensemble, explique Ed Witten. Depuis longtemps, nous nous interrogeons sur ce qu’on trouve à l’énergie de brisure de la symétrie électofaible; maintenant nous allons savoir.»

Les particules supersymétriques sont un élément essentiel à la compréhension de l’Univers car elles pourraient constituer la matière noire - cette chose obscure qui, d’après les calculs portant sur les mouvements des galaxies, semble représenter environ 24 % de l’Univers mais reste hors d’atteinte pour nos instruments d’exploration. «Produire une particule de matière noire au LHC, ou encore détecter une telle particule dans les expériences souterraines sur les rayons cosmiques, est l’une de nos meilleures chances de comprendre ce qui constitue la majeure partie de la matière dans les galaxies et dans les amas de galaxies, continue le théoricien. Mais certaines recherches menées au CERN s’intéressent à d’autres candidats à la matière noire. Ainsi, l’expérience CAST essaye de détecter des axions, qu’on ne peut pas détecter au LHC.»

Outre qu’elle fournirait une explication à un aspect particulièrement troublant de la nature des objets célestes, la supersymétrie pourrait faire le lien entre la relativité générale et la mécanique quantique. «La relativité générale décrit les objets de grande dimension tels que le système solaire, les galaxies et l’Univers, explique Ed Witten. La mécanique quantique, telle qu’elle est précisée dans le modèle standard, décrit des objets petits tels que les atomes, les molécules et les particules subatomiques. Or, les physiciens ne se satisfont pas de deux théories différentes qui se vérifient dans deux domaines différents. En effet, les objets de grande taille ne sont constitués que d’objets de petite taille. Les mêmes forces agissent à la fois sur les atomes et sur les étoiles, même si l’effet de la gravité est plus évident sur les étoiles alors que l’effet de l’électricité et du magnétisme domine s’agissant des atomes. À l’heure actuelle, la théorie des cordes est le seul cadre dont nous disposons pour comprendre la gravité quantique. Quel que soit le scénario que les données expérimentales permettront de confirmer, il doit être possible de combiner le modèle standard et la relativité générale de façon à obtenir une théorie plus large et plus complète qui décrira à la fois le comportement des atomes et celui des étoiles.»

En ce qui concerne les recherches menées au LHC, c’est le boson de Higgs qui tient la vedette. Toutefois, les théoriciens ne sont pas tous d’accord quant à son existence. Qu’en pense Ed Witten? «Il est certain qu’il existe quelque chose qui permet d’expliquer la brisure de la symétrie électrofaible, déclare-t-il. D’après nos équations de base, l’électromagnétisme est très similaire aux interactions faibles, mais nous n’étudions les interactions faibles qu’avec les techniques de la physique du XXe siècle. Il doit y avoir un processus de physique expliquant la brisure de symétrie et le Higgs est l’explication la plus simple. De plus, il s’accorde parfaitement avec toutes les données dont nous disposons aujourd’hui et c’est là son point fort par rapport aux autres théories. C’est pourquoi, personnellement, je pense que le Higgs existe, mais peut-être qu’il se conjugue à d’autres phénomènes.»

Ed Witten va même plus loin et évoque un lien entre l’existence du Higgs et l’énergie sombre, la force mystérieuse qui semble accélérer l’expansion de l’Univers. «L’énergie sombre semble indiquer une densité d’énergie positive, même si elle est minuscule, du vide. L’énergie du vide est un problème qui touche à la fois à la mécanique quantique, parce que cette énergie vient des fluctuations quantiques, et à la gravité, parce que la gravité est la seule force de la nature sensible à l’énergie du vide. Du point de vue de la théorie, le mystère du boson de Higgs est similaire au mystère de l’énergie sombre. Dans les deux cas, c’est un paramètre de masse qui décrit ce qui se passe. Ce que les physiciens n’arrivent pas comprendre, c’est pourquoi il est si petit. Il est donc possible qu’en étudiant la brisure de symétrie électrofaible au LHC nous obtenions des éléments de réponse importants sur la nature de l’énergie sombre.

Même s’il aurait aimé être témoin des premières collisions, Ed Witten pense que venir au CERN a été une expérience très fructueuse et affirme qu’il suivra de très près la suite des aventures du LHC, même à distance. «Indépendamment de l’intérêt scientifique de mon séjour, je me suis bien amusé ici!» conclut-il.

La vidéo complète de l’interview:

http://cds.cern.ch/record/1184753