Les pionniers du tungstène
Le groupe Détecteurs pour le collisionneur linéaire du CERN s'associe à CALICE pour construire le premier calorimètre hadronique en tungstène au monde.Dans un hall destiné aux expériences avec faisceaux d’essai au CERN, à côté de l’expérience sur le climat CLOUD et d’une installation d’irradiation, se trouve un prototype de détecteur qui innove sur tous les plans. C’est le premier prototype de calorimètre hadronique sandwich constitué de tungstène. C’est également le premier prototype de détecteur pour l’étude sur le Collisionneur linéaire compact CLIC, mis au point par le groupe de R&D sur les détecteurs du collisionneur linéaire (groupe LCD) au CERN. C’est aussi le premier matériel construit comme résultat direct de la coopération entre les groupes d’étude sur les détecteurs du CLIC et de l’ILC. À présent, ses concepteurs ont hâte de voir les premières gerbes de particules dans leur détecteur.
Le calorimètre tungstène vient d’être transféré de l’atelier du CERN où il a été assemblé,à partir de carrés et de triangles de tungstène finement polis, dans le hall d’essai. Il est constitué de 30 plaques de tungstène d’un centimètre d’épaisseur et d’environ 80 centimètres de large. La semaine dernière, les 30 plaques, qui servent d’absorbeur dans le calorimètre, ont été équipées de couches de scintillateurs – il s’agit de détecteurs qui enregistrent ce qui se passe lorsque les particules sont arrêtées par le tungstène, produisant des gerbes d’autres particules. Les scintillateurs, chacun pris en sandwich entre deux couches de tungstène, proviennent de la collaboration CALICE : ils font partie du calorimètre hadronique CALICE et sont donc étalonnés et bien connus. L’équipe CALICE, venue spécialement de DESY, a tout assemblé et préparé pour les premiers essais avec de vraies particules, d’abord des muons, puis des hadrons, à partir du mois de novembre.
À première vue, le tungstène ne semble pas être le matériau idéal pour la construction d’un détecteur. Il est cassant, cher et sa température de fusion est la plus élevée de tous les métaux, ce qui signifie que l’on ne peut pas le faire fondre dans un creuset ; c’est le creuset qui fondrait. Pourtant, le tungstène offre de nombreux avantages, en particulier pour les chercheurs qui désirent étudier les gerbes de particules issues de collisions dans des détecteurs et mesurer chaque particule à l’aide de la méthode dite du flux de particules. De plus, le tungstène est extrêmement dense, ce qui permet de réduire la taille des calorimètres, qui ont besoin de matériau très dense, et de réaliser ainsi des économies sur les composants extérieurs, notamment les bobines magnétiques et les culasses de retour. La densité du tungstène en fait ainsi le meilleur absorbeur de particules de haute énergie émises dans les collisions à 3 TeV au CLIC. Un calorimètre mesure l’énergie des particules qui les traversent et, pour faire cela, il doit d’abord provoquer une interaction. C’est pourquoi un calorimètre est constitué de plusieurs couches alternées : un matériau absorbeur dense (du fer ou du tungstène par exemple), suivi d’une « couche détecteur », qui enregistre le passage des particules résultantes.
Si le tungstène est déjà utilisé comme absorbeur dans un certain nombre de calorimètres électromagnétiques, c’est la première fois qu’il entre dans la composition d’un calorimètre hadronique sandwich. « Il s’intéresse à différents types de particules », explique Lucie Linssen, chef du groupe LCD au CERN. Nous avons réalisé énormément de simulations afin de nous assurer que cela marche. Maintenant, nous avons hâte de donner au logiciel de simulation GEANT4 les données réelles. » Durant les simulations, l’équipe a déjà découvert une propriété du tungstène qui pourrait s’avérer problématique lors des fréquents croisements de paquets de haute énergie au CLIC : la dispersion d’une gerbe de particules dans un absorbeur en tungstène est plus lente que dans l’acier, ce qui rend plus difficile la distinction entre particules provenant de différents croisements de paquets. « Nous étudions deux possibilités : l’une est l’échantillonnage temporel, également utilisé au LHC, explique Lucy Linssen. L’autre consiste simplement à utiliser du fer dans les régions à petits angles du calorimètre, car la plupart des gerbes en chevauchement seraient créés dans ces régions. « Dans tous les cas, nous devons étudier attentivement le comportement du tungstène pour pouvoir valider nos simulations. »
Trois des interstices de sandwich entre les plaques de tungstène sont encore vides ; ils seront équipés dans les semaines à venir de différentes couches de détecteurs, notamment un scintillateur à électronique de lecture particulièrement rapide, développé par l’Institut Max Planck de physique à Munich (voir également le blog de Frank Simon, en anglais). Les autres couches sont constituées de détecteurs gazeux : des chambres à plaques résistives ou Micromégas, toutes issues des études de développement relatives à la physique et aux détecteurs du futur collisionneur linéaire mondial. L’objectif final est de rendre les couches entre les plaques de tungstène aussi fine que possibles, pour réduire la taille du calorimètre et faire des économies sur l’aimant. À l’avenir, dix couches supplémentaires seront ajoutées et le calorimètre tungstène subira une batterie de tests sous des faisceaux de différentes énergies.
Selon Felix Sefkow, porte-parole de CALICE, les études serviront au développement de détecteurs futurs, indépendamment du collisionneur pour lequel elles sont mises au point. « Nous sommes impatients de découvrir les résultats des tests, car le comportement hadronique du tungstène est un champ encore largement inexploré, souligne Felix Sefkow. Ces études sont véritablement pionnières dans le domaine de la calorimétrie. »
(précédemment paru dans ILC NewsLine)
par Barbara Warmbein