Ça tourne pour l’argon

Le SPS accélère depuis quelques jours des ions argon qui sont envoyés à l’expérience NA61/SHINE. Une exploitation avec des ions d’un nouveau genre, qui a nécessité des adaptations de l’accélérateur.

 

Image 1 : un « super-cycle » du SPS, comprenant un cycle de protons pour le LHC suivi d'un cycle d'ions argon destinés à la zone Nord.

En ce début 2015, les accélérateurs jonglent avec les particules et réalisent même un numéro inédit. Pour la première fois, le SPS livre des faisceaux d’ions argon, et ce à des énergies encore jamais atteintes pour ce type de faisceaux. Ils sont destinés à l’expérience NA61/SHINE (voir encadré), située dans la zone d’expérimentation Nord, que l’accélérateur alimente depuis le 11 février.

Les ions argon sont relativement massifs ; ils comportent 40 nucléons. Leur exploitation est donc similaire à celle des ions plomb. Pour les accélérer, la grande difficulté se situe au niveau du SPS, dont la variation de fréquence d’accélération est limitée. « Le SPS a été conçu pour accélérer des protons, explique Django Manglunki, responsable du projet, or les ions argon sont injectés à une vitesse relativement faible par rapport à celle des protons, et leur fréquence de révolution au cours de l’accélération varie beaucoup. Elle dépasse la plage de fonctionnement habituelle de la machine. » Les spécialistes de la radiofréquence  doivent donc faire appel à la méthode d’accélération dite « à fréquence fixe », qui resynchronise la phase au fur et à mesure de l’accélération, comme pour les ions plomb.

Une autre difficulté vient de la gamme des énergies demandées par l’expérience : des faisceaux de six quantités de mouvement différentes, entre 13 et 150 GeV/c par nucléon, seront produits pendant huit semaines en 2015. De manière à ne pas monopoliser le SPS pendant l’exploitation avec l’argon, les faisceaux d’argon seront livrés en alternance avec les faisceaux de protons envoyés vers le LHC. Un « super-cycle » du SPS intégrera donc des cycles de protons et d’argon (voir image 1). Une double exploitation qui a nécessité la mise en place d’un système de sécurité pour veiller à ce qu’aucun faisceau de protons ne puisse être envoyé par erreur vers la zone d’expérimentation Nord.

En projet depuis six ans, l’exploitation avec des ions argon est préparée depuis deux ans par les équipes chargées des accélérateurs. En 2013, la source, le quadripôle radiofréquence et le Linac 3 ont été mis en service avec l’argon. L’an passé, à peine sortis des travaux du long arrêt technique, ce sont LEIR, le PS et le SPS qui ont reçu leurs premiers ions. « Nous avons redémarré directement LEIR avec un nouveau système de contrôle des alimentations, et une nouvelle espèce d’ions », explique Django Manglunki.  

Fin janvier, le démarrage du SPS avec d'autres particules que des protons a représenté un défi supplémentaire, car les composants de la machine sont plus difficiles à régler avec des faisceaux de faible intensité comme ceux d’argon. Malgré tout, en deux petites semaines d’échauffement, l’accélérateur a déjà extrait des ions à trois énergies différentes.

Les accélérateurs du CERN jonglent épisodiquement avec d’autres particules que les protons. Outre les ions plomb, le complexe a fait circuler dans le passé des électrons, des positons, des antiprotons, des deutons, des particules α ainsi que des ions d’oxygène, de soufre, et d’indium. Les équipes préparent déjà l’exploitation avec d’autres espèces d’ions, plomb et xénon, toujours pour NA61/SHINE et les autres expériences de la zone Nord. 
 

Explorer les transitions de phase de la matière hadronique

Image 2 : maquette du détecteur de l'expérience NA61/SHINE.
NA61/SHINE s’inscrit dans la lignée des expériences avec des ions lourds commencées à la fin des années 1980 au SPS, poursuivies sur le collisionneur RHIC de Brookhaven, puis au LHC. En étudiant les collisions d’ions lourds, ces expériences explorent notamment le « déconfinement » : phénomène au cours duquel les quarks, liés par l’interaction forte, sont soumis à des énergies très intenses et se libèrent pendant un temps infime. Elles ont accumulé les preuves de l’existence du plasma de quarks et de gluons, état qui aurait existé au tout début de l’Univers et dans lequel les quarks évoluaient librement, sans être confinés par la force forte dans les protons et les neutrons. NA61/SHINE est l’héritière directe de l’une de ces expériences, NA49.


NA61/SHINE étudie plus particulièrement la transition de phase vers le plasma de quarks et de gluons. On sait que les propriétés de la transition entre eau liquide et vapeur d’eau varient avec la température et la pression. De la même manière, les propriétés de la transition entre l’état confiné des hadrons (où les quarks sont liés dans les hadrons) et le plasma de quarks et de gluons devraient changer avec la température et la densité des baryons. Les physiciens peuvent jouer sur ces deux paramètres en faisant varier le type de noyaux et l’énergie de la collision.

Plus particulièrement, NA61/SHINE s’intéresse au point de « déconfinement », seuil d’énergie de collision à partir duquel la création du plasma de quarks et de gluons serait possible. L’expérience est également en quête d’un hypothétique point critique, au-delà duquel les deux phases se transforment en douceur. « La théorie des interactions fortes, la chromodynamique quantique, ne prédit pas exactement les valeurs pour les changements de phase et le point critique, explique Marek Gazdzicki, porte parle de NA61/SHINE. C’est pourquoi leur découverte expérimentale est d’une grande importance. »

NA61/SHINE effectue ainsi un balayage en énergie de collision avec des ions de masses différentes. Cette recherche est complémentaire de celle réalisée au LHC qui étudie des collisions à des énergies bien plus élevées. Entre 2009 et 2013, NA61/SHINE a étudié les interactions proton-proton, puis béryllium-béryllium. « Nous fondons beaucoup d’espoir sur les collisions avec les ions argon, plus légers que le plomb, et qui devraient nous permettre de trouver ce fameux point critique. Ce serait une grande avancée dans la connaissance des propriétés de la matière soumise à l’interaction forte », explique Marek Gazdzicki, impatient de prendre les premières données.


Dernières nouvelles ! Jeudi 12 février, l’équipe de NA61/SHINE a enregistré les premières collisions entre des ions argon avec une impulsion de 150 GeV/c par nucléon et des noyaux de scandium. L’image ci-contre montre l’un de ces événements, reconstitué par l’équipe de NA61/SHINE.

 

par Corinne Pralavorio