Entretien avec M. Bernard Dormy, Président du TREF, courant novembre 2017

M. Bernard Dormy, Président du TREF (Tripartite Employment Conditions Forum) (voir Echo n° 242) a terminé son mandat à la fin de l'année 2017.

L’Association du personnel a souhaité s’entretenir avec lui sur le CERN et son personnel et, entre autres, sur le modèle de concertation.

Cette publication est également l’occasion pour l’Association du personnel de saluer M. Dormy pour l’engagement dont il a fait preuve depuis 2003, année où il a débuté au TREF comme délégué français. Il faut croire que son mandat au sein de ce forum lui a particulièrement plu, puisque M. Dormy a occupé les fonctions de Vice-président du TREF de 2007 à 2011, puis de Président de 2012 à 2017.

Sous sa présidence, M. Dormy a toujours veillé à ce que la concertation se déroule dans les meilleures conditions possibles, dans un esprit constructif et de respect mutuel. Il a également mis un accent tout particulier sur la diversité au CERN; pas une seule réunion du TREF sans un point sur la diversité et sur les avancées dans ce domaine.

Avant de passer aux questions-réponses, l’Association du personnel tient à remercier M. Dormy qui a, il nous l’a souvent dit, un profond respect pour le personnel du CERN. À notre tour, nous lui adressons nos très respectueuses et chaleureuses salutations.

M. Dormy, quels ont été vos premiers contacts avec le CERN et quels souvenirs en avez-vous ?

J’ai rejoint la délégation française au TREF du CERN il y a quinze ans, et son comité des finances quelques années plus tard. Mais mon premier contact avec le CERN est bien plus ancien. Au lycée, un professeur de physique doué pour éveiller des vocations en recherche fondamentale nous avait persuadés de visiter le CERN si nous nous trouvions à Genève; le moment venu, je n’ai malheureusement pas réussi à le faire, et j’ai dû me rabattre sur une carte postale achetée en ville. Quant à ma vocation, malgré un goût certain pour les sciences, j’ai dû plus tard me contenter d’HEC et de l’ENA.

Mon second contact remonte aux années 80. Le directeur scientifique des humanités du CNRS, dont j’étais l’adjoint, relatait un échange avec un célèbre physicien lors d’un Conseil du CNRS :

  • Monsieur N., avec une miette de vos accélérateurs, je fais vivre tous les laboratoires de mon secteur.
  • Monsieur P., je suis bien élevé, je ne laisse jamais tomber de miettes.

Amusant certes, mais j’ai heureusement trouvé plus d’ouverture d’esprit chez les scientifiques que j’ai ensuite fréquentés, fussent-ils utilisateurs de très grands instruments comme le CERN.

Un troisième contact enfin a été l’écho d’un dialogue entre un ministre semblant intéressé par la seule recherche appliquée (si possible en entreprise) et un autre grand physicien. À la question « Monsieur le ministre, savez-vous qui a inventé le web ? », celui-ci aurait répondu « Bill Gates, bien sûr ». De quoi vous donner l’envie de connaître enfin le berceau du web de l’intérieur !

Qu’avez-vous « découvert » au CERN ?

Ma découverte concrète du CERN au sein du TREF a été d’abord celle du multilatéralisme. On le décrit souvent comme l’art du compromis entre des positions différentes, ce qui est un peu réducteur, car il arrive souvent, je l’ai constaté au TREF ou au Comité des finances, qu’un accord unanime se fasse sans qu’il soit nécessaire de construire une position médiane acceptable par tous. Mais, pour moi, le multilatéralisme, c’est avant tout la découverte que les modes de pensée et surtout d’expression sont parfois assez différents selon les États, même si ceux-ci partagent une même vision du monde. Ce qui apparaît comme une formulation un peu brutale aux yeux de certains d’entre eux peut en même temps être vu comme peu clair et alambiqué par d’autres. Ce qui est aujourd’hui intégré au comportement de tous les jours dans certains pays, comme, par exemple, la place faite aux femmes dans la société demande encore une politique volontariste dans d’autres. Cela rend la présidence du TREF passionnante, et, je le pense sincèrement, conduit rapidement à vivre cette diversité plus comme un enrichissement que comme une contrainte.

Comment pourriez-vous définir la concertation au CERN ?

La consultation des personnels dans les grandes organisations publiques ou privées prend ou a pris des formes très diverses dans les divers États membres du CERN, allant du recueil d’un simple avis dont le poids dans la décision finale est souvent modeste, jusqu’à la cogestion. La concertation telle qu’elle est pratiquée au CERN me paraît marquer un équilibre entre ces deux extrêmes. Pour la résumer, je la décrirais volontiers comme la recherche d’une position commune entre l’Association du personnel, l’administration du CERN et ses États membres, chacun étant préalablement et loyalement informé des divers aspects du dossier et ayant eu la possibilité de confronter sa position à celle des autres. Tout comme le Comité de Concertation Permanent (CCP), le TREF joue un rôle non négligeable dans ce processus.

J’ai été frappé lors de mes premières séances comme délégué au TREF par la diversité des origines professionnelles des délégués, qui, au-delà de leurs spécialisations personnelles, ne partageaient pas tous le même socle de connaissances de base. Je suis moi-même arrivé dans un monde presque entièrement à découvrir, armé de mes seuls souvenirs du droit de la fonction publique internationale appris à la fac et, je l’espère, d’un peu de bon sens. Le partage d’un même corpus d’informations en amont des débats est pourtant essentiel au bon fonctionnement du TREF. C’est pourquoi, avec Jean-Marc Saint-Viteux, nous avons décidé de présenter le CERN et son environnement (notamment économique), les modes de fonctionnement du TREF et l’historique de ses décisions, ainsi que les conditions juridiques du processus de concertation, notamment lors de la Revue quinquennale des salaires et des conditions d’emploi. Cette information de base est depuis six ans offerte à tous les nouveaux délégués des États membres, afin de faire en sorte que tous partagent un même niveau d’information commune avant les séances du TREF.

Comment compareriez-vous la concertation au CERN avec les processus en place dans les autres Organisations ?

Les comparaisons sont tentantes, surtout pour quelqu’un qui, comme moi, a eu la chance de présider les comités administratifs et financiers de deux autres grandes infrastructures de recherche, actuellement en construction à Darmstadt et à Lund. À l’expérience, je pense qu’il faut s’en garder.

Le CERN est une organisation internationale, dont le Conseil fixe le droit applicable à ses personnels, sous le contrôle du juge international. En Allemagne et en Suède, j’ai rencontré des organisations où les personnels sont régis par des conventions collectives nationales. Le rôle des organes de consultation des personnels y est donc limité à l’application des règles, à l’exclusion de leur élaboration. Leurs liens avec Conseil et Comité des finances existent certes, mais sont par nature plus limités qu’ils ne le sont au CERN.

Le CERN est donc singulier à cet égard, comme toute organisation internationale. Mais il est lui-même une organisation internationale singulière, la plus ancienne des grandes infrastructures scientifiques internationales en exploitation. D’où cette culture d’organisme que l’on ne rencontre pas ailleurs à un tel niveau de développement. Un lieu où les personnels se disent-ils plus « cernois » que français, allemands, polonais... ne se rencontre pas tous les jours. Comme nos voisins vaudois, les gens du CERN pourraient dire « y’en a pas comme nous ».

Que pensez-vous du personnel du CERN et du travail fait par l’Association du personnel ?

C’est une banalité de dire que le CERN et les investissements considérables qui y ont été et y seront faits ne seraient rien sans les femmes et sans les hommes qui le composent. Mais il est bon parfois de répéter des banalités, car les délégués aux divers organes du CERN ont sans cesse à composer entre les exigences d‘une maîtrise des budgets alloués par les divers États membres et celles d’une politique du personnel permettant d’attirer les meilleurs et de leur offrir de bonnes conditions de travail.

Dans ce cadre, j’ai envie de répondre à la question « À quoi sert l’Association du personnel ? » par une simple phrase : « elle sert à rendre service aux membres du personnel ». Un exemple concret de ses services, qui contribue à l’attractivité du CERN : en entrant sur le campus, on laisse à droite une crèche et un jardin d’enfants, qui sont gérés par l’Association du personnel. Un autre exemple : par sa simple présence au TREF, l’Association du personnel aide chacun à ne pas oublier que le personnel ne doit pas être vu comme un simple « coût », à se souvenir qu’il y a de vrais hommes et de vraies femmes derrière l’appellation générale de « personnel ».

Selon vous, quel est l’avenir du CERN ?

J’ai bien envie de répondre par la boutade attribuée à Niels Bohr (et reprise par Pierre Dac), « en matière scientifique, il est difficile de prévoir, surtout l’avenir ». Qui aurait pu prévoir que les principes du web, imaginés pour faciliter l’accès commun aux données de laboratoires de recherche, allaient conduire à des modifications si profondes de nos sociétés contemporaines. Soyons modestes, et faisons confiance à la recherche, y compris la plus fondamentale, qui est un peu, pour employer le vocabulaire des économistes, le capital-risque de nos États.

Ceci n’interdit pas de faire des souhaits. En ce qui concerne le personnel, les membres du TREF savent combien j’espère voir se développer le rôle des femmes dans la science, et particulièrement dans les grandes infrastructures de recherche. Il fallu quelque 60 ans pour voit une femme Directrice générale du CERN, plus de vingt ans pour qu’une femme préside le TREF et à peine moins pour y voir une femme au sein de la délégation de l’Association du personnel. Le fait que l’on souligne ces élections montre bien qu’on les considère comme des événements sortant de l’ordinaire. Pour en faire dans l’avenir des nouvelles banales, un changement de mentalités devrait s’opérer. Je suis persuadé que l’on ne l’obtiendra pas par la contrainte, et j’approuve totalement le CERN d’avoir rejeté les politiques dites de discrimination positive, qui jouent à terme contre celles qu’elles souhaitent aider. Je pense au contraire qu’une pédagogie continue peut aider chacun à considérer comme normal de choisir ses collaborateurs en fonction de leur seule compétence. C’est pourquoi j’ai demandé qu’une communication sur la place des femmes dans l’Organisation, et, plus largement, sur la politique de diversité, soit faite à chaque réunion du TREF. On en revient à mon propos initial : cette forme de diversité est elle aussi une chance pour tous, non une contrainte.

par Staff Association