Pourquoi tant de bruit pour quelques petits Sigma ?

La plupart des expériences du CERN cherchent des indications confirmant ou réfutant des hypothèses scientifiques. Prenons par exemple l'existence d'une nouvelle particule, comme le boson de Higgs. Après avoir recueilli un grand nombre de données, il reste à savoir comment relier les nombres obtenus à l'existence de cette particule hypothétique. Il s'agit de donner un sens aux résultats en convertissant les données en une probabilité mettant en évidence l'existence de la particule. Les physiciens parlent de probabilité car les résultats les plus intéressants en physique expérimentale sont souvent proches de la limite de ce qui est observable avec la technologie existante. Par conséquent, on parvient rarement à des conclusions d'une absolue certitude. De plus, il est important de communiquer les résultats de manière à ce que les autres chercheurs puissent juger si l'expérience confirme ou réfute l'hypothèse, et avec quel degré.
Le sigma, ou la déviation standard, est la quantité utilisée le plus fréquemment par les physiciens pour exprimer l'indication plus ou moins forte de l'existence d'un nouveau phénomène. C'est ainsi qu'ils mesurent l'écart entre les données observées et celles que l'on devrait obtenir en l'absence de phénomène nouveau. On s'attend à un petit écart (ou sigma) si les résultats sont dus à des fluctuations statistiques. Il est peu probable d'obtenir un grand écart type uniquement à partir de fluctuations. C'est pourquoi un tel résultat est considéré comme une indication de l'existence d'un nouveau phénomène.

Les résultats obtenus lors de la dernière année d'exploitation du LEP en constituent une bonne illustration. Les données ont révélé des indices de l'existence d'un boson de Higgs d'une masse d'environ 115 GeV. Dans la seule expérience ALEPH, par exemple, le signal de Higgs était un 'effet de 3,2 sigma'. Pour bien comprendre cette expression, le mieux est de prendre un exemple plus familier. Si vous jouez à pile ou face avec une pièce équilibrée, vous savez qu'il y a autant de chances de tomber sur pile que sur face. Si vous répétez l'opération de nombreuses fois avec plusieurs pièces théoriquement équilibrées, il serait particulièrement extraordinaire qu'elles tombent toutes autant de fois sur pile que sur face. Au contraire, les résultats des lancers de toutes les pièces suivront une courbe de répartition en forme de cloche, comme celle présentée ci-après. Une pièce parfaitement équilibrée apparaîtrait vers le centre de la courbe, près de la moyenne de répartition. Si la pièce était truquée, elle apparaîtrait loin de la moyenne. Si, après 100 lancers, vous obteniez 55 fois face et 45 fois pile, le résultat serait à un sigma de la moyenne. La probabilité d'être au moins aussi éloigné de la moyenne avec une pièce normale est de 32%. En d'autres termes, la probabilité que la pièce soit truquée est de 68%. Si vous obteniez 60 fois le côté face, le sigma serait égal à deux et la probabilité d'obtenir ce résultat avec une pièce non truquée est d'environ 5%. Plus la différence entre le nombre de faces et de piles est grande, plus la déviation standard est éloignée de la moyenne et plus la présomption que la pièce est truquée est forte. Pour un sigma égal à cinq - soit 75 fois face - la probabilité d'obtenir ce résultat avec une pièce parfaitement équilibrée n'est que d'une sur deux millions. Un joueur aurait entièrement raison de soupçonner qu'il y a quelque chose de louche là-dedans.

En lançant 100 fois une pièce, la probabilité que la pièce soit truquée augmente d'autant plus que le résultat est éloigné du centre de la courbe. Un résultat de 50 fois pile et 50 fois face tomberait exactement au centre, c'est à dire sur la moyenne de répartition. Pour un résultat 55/45, la probabilité que la pièce soit truquée est de 68% - un effet de un sigma, statistiquement parlant. Cette probabilité augmente à 99,5% pour deux sigma, 99,75% pour trois sigma et ainsi de suite.



Dans le cas de la physique des particules, le sigma a la même signification. L'effet de 3,2 sigma observé par ALEPH indique que la probabilité qu'il soit dû à une fluctuation statistique est d'environ 0,2%. Pour le profane, cela semble être une forte preuve, mais pas pour le physicien. Cela signifie que si l'on répétait l'expérience un millier de fois et s'il n'y avait pas de boson vers 115 GeV, seules deux répétitions donneraient un résultat de 3,2 sigma. Cela ne devrait pas arriver très souvent mais cela pourrait arriver. Si vous avez un millier de pièces 'identiques' et un peu de temps à perdre, essayez donc vous-même !
Les physiciens disposent de règles précises pour interpréter les déviations standards. Un sigma de trois ou plus est une forte présomption de l'existence d'un nouveau phénomène, mais on ne peut parler de découverte qu'à partir d'un effet de cinq sigma. Les seuls résultats d'ALEPH semblent apporter une bonne indication de l'existence du boson de Higgs, mais en considérant l'ensemble des expériences LEP, le sigma est bien moindre. C'est intéressant, mais ce n'est hélas pas une indication suffisante de l'existence du boson de Higgs.