De vide et de gaz

Un nouveau programme mené par l’expérience LHCb vise à faire la lumière sur une question qui n’a pas encore été explorée au LHC : comment les protons interagissent-ils avec des gaz rares dans le tube de la machine ? Si la procédure peut sembler à première vue risquée pour la qualité globale du vide dans la machine, elle est sûre et potentiellement riche d'enseignements. On pourrait en particulier étudier la section efficace proton-hélium à haute énergie (avec toutes les implications que cela suppose), ou encore explorer de nouvelles limites pour le plasma quarks-gluons.

 

Lorsque le faisceau traverse LHCb, les interactions avec le néon permettent à l'expérience de mesurer le profil complet du faisceau. Sur ce diagramme, les faisceaux 1 (en bleu) et 2 (en rouge) sont mesurés par le détecteur VELO (autour, en turquoise).

Le point de départ est la luminosité ! En 2011, LHCb a entrepris d’améliorer encore ses mesures déjà très précises du profil du faisceau, au moyen de la méthode « imagerie faisceau-gaz » (Beam-Gas Imaging – BGI). Cette méthode, comme son nom l’indique, consiste à injecter dans le vide une petite quantité de gaz, qui a pour effet d’augmenter la fréquence des collisions autour du point d’interaction. LHCb peut ainsi mesurer le profil de faisceau sans avoir à déplacer les faisceaux eux-mêmes. « Nous avons bénéficié de l'aide de nos collègues du groupe Vide dans nos procédures avec différents gaz rares : d’abord le néon, puis l’hélium, et enfin l’argon, explique Massimiliano Ferro-Luzzi, physicien au sein de la collaboration LHCb. Au cours des premières semaines de la deuxième période d’exploitation, nous avons pu, au moyen de néon, mesurer la luminosité avec une précision de 3,9 % lors d’un court remplissage du LHC. » Ces mesures viennent s’ajouter à la liste des mesures de haute précision effectuées par LHCb au moyen de néon, dont celles de la première période d’exploitation.

Ces mesures, en soi remarquables, ont ouvert la voie à un vaste domaine, encore inexploré, d’études de physique. Après avoir appris l’existence de ce système d’injection de gaz, des physiciens spécialistes des rayons cosmiques et des ions lourds ont pris contact avec l'équipe de LHCb, en vue de développer de nouveaux types d'analyses d’interactions gaz-faisceau. Cinq mois seulement après le début de la deuxième période d’exploitation, LHCb a déjà mené à bien des campagnes spéciales proton-hélium, proton-néon et proton-argon.

« En fait, nous étudions la gamme complète des gaz rares, dans la mesure où ils peuvent être injectés en toute sécurité dans le vide du LHC, explique Colin Barschel, physicien à LHCb. Les gaz rares ne sont pas absorbés par le revêtement NEG et peuvent donc facilement être éliminés par pompage. Tout le gaz restant dérive jusqu’aux aimants froids, où il est "capturé" par les parois des aimants. Nous avons pu réaliser jusqu’à 24 heures d’injection sans que la performance du LHC en soit affectée. »


L’hélium pour comprendre l’antimatière dans les rayons cosmiques

L’un des volets les plus prometteurs du nouveau programme de LHCb sur les interactions gaz-faisceau est sans conteste l’analyse de la section efficace proton-hélium. Tout commence en fait très loin du LHC, dans des détecteurs situés en dehors de l’atmosphère terrestre, à la recherche d’antimatière dans les rayons cosmiques.

« De récentes mesures de rayons cosmiques, réalisées notamment par le détecteur AMS-02, ont montré un excès d'antiprotons par rapport aux protons dans le cosmos, explique Patrick Robbe, coordinateur de l’exploitation de LHCb et physicien au LAL d’Orsay. Si ces antiprotons peuvent résulter de nouveaux processus de physique, ils peuvent aussi être dus à des collisions de protons avec le milieu interstellaire (fait essentiellement d'hélium et d'hydrogène). Et, alors que nous comprenons assez bien les interactions proton-hydrogène, nous connaissons plutôt mal la section efficace proton-hélium. »

Le système d'injection de gaz installé près du détecteur VELO à LHCb.

C’est là précisément qu’intervient LHCb : « Nos collègues spécialistes des rayons cosmiques, qui participent également à l'expérience PAMELA, ont détecté très vite le potentiel du système d'injection de gaz : il pourrait nous aider à simuler l’environnement cosmique et à mesurer la section efficace proton-hélium dans la gamme d’énergies pertinente, souligne Giacomo Graziani, responsable de l’équipe LHCb à l’INFN Florence. Grâce à ces résultats, on devrait pouvoir réduire les incertitudes liées au calcul du flux d’antiprotons, ce qui permettra aux expériences sur les rayons cosmiques d’améliorer l’interprétation de leurs mesures. » L’équipe de Giacomo analyse à présent les premières données proton-hélium, récoltées début octobre. Pour en savoir plus sur cette analyse, reportez-vous à l'encadré ci-dessous.


L’argon pour transformer LHCb en une expérience avec cibles fixes

Après l'hélium, un peu plus bas dans le tableau périodique des éléments, on trouve l’argon – un candidat idéal pour la physique des ions lourds. « Avec son plus grand nombre de nucléons, l’argon, injecté dans le vide, permet d’augmenter la densité d’énergie des collisions, explique Patrick Robbe. Lors de la prochaine exploitation avec ions plomb, nous ferons percuter des faisceaux d’ions plomb contre de l’argon qui jouera le rôle d’une cible fixe. L’objectif est d’avoir une densité d’énergie très élevée, comparable à celle de l’expérience avec cibles fixes réalisée auprès du SPS dans les années 1980 et 1990. » Ces collisions auront de plus faibles multiplicités que les collisions plomb-plomb, et devraient donc être plus faciles à analyser. 

Après l’exploitation avec des ions plomb, le LHC sera arrêté pour la fermeture de fin d’année du Laboratoire, et ses aimants froids, seront, si nécessaire, portés à une température plus élevée. À ce moment-là, les gaz accumulés seront libérés et évacués par pompage – remettant les compteurs à zéro pour LHCb, qui continuera à analyser des collisions proton-gaz en 2016.
 

Le saviez-vous ?

Développé spécifiquement pour des mesures de la luminosité, le système d’injection de gaz de LHCb ne peut mesurer avec précision la densité de gaz au point d’interaction. En l’absence de ce paramètre essentiel, l’équipe de LHCb a dû mettre au point une méthode de « mesure » non conventionnelle. 

En fait, l’équipe détermine indirectement la densité du gaz en calculant le nombre de noyaux via l’étude de processus connus, à savoir la diffusion d’électrons isolés. « Nous recherchons des électrons isolés, diffusés à partir d'atomes d'hélium, de néon et d'argon, au moment où ils sont percutés par des faisceaux de protons, explique Giacomo. À partir du nombre d’électrons, nous pouvons déterminer la densité du gaz au point de collision. » Cette opération est réalisée à l'aide d'un système de déclenchement très « ouvert » qui enregistre quasiment 100 % des données des événements de collision, y compris ces électrons isolés.

 

par Katarina Anthony