Une diversification salutaire

À l’heure où tous les regards sont tournés vers le LHC et ses quatre grandes expériences, des centaines de chercheurs travaillent sur des expériences exploitant des accélérateurs plus petits. Nous vous proposons une visite d’une partie moins connue du CERN, pourtant bouillonnante de vitalité et d’idées nouvelles.


Une large communauté de scientifiques internationaux participe au programme scientifique hors LHC.

Outre les six expériences auprès du LHC, le programme scientifique du CERN comprend quelque 17 autres expériences installées au PS, au SPS et à l’AD, sans compter plusieurs autres qui utilisent l’installation ISOLDE. De nombreux chercheurs utilisent ces lignes de faisceaux pour mener à bien des expériences sur un grand nombre de sujets, tels que la recherche d’une nouvelle physique, la physique nucléaire, les études de désintégrations rares de particules, ou encore les interactions de rayons cosmiques avec l’atmosphère.

Bien que cela n’apparaisse pas forcément à première vue, ces expériences hors LHC, même de petite dimension, ont beaucoup en commun avec leurs grandes sœurs: elles poursuivent des buts scientifiques ambitieux, elles sont réalisées par des collaborations internationales et elles font appel à des technologies de pointe.

Parmi les expériences approuvées récemment par le Comité de la recherche, il y a AEGIS, actuellement la seule expérience visant à mesurer directement l’interaction gravitationnelle de l’antimatière. Approuvée en décembre dernier, cette expérience sera réalisée par une cinquantaine de chercheurs venant de 20 instituts à travers le monde. AEGIS utilisera le faisceau d’antiprotons fourni par l’AD pour mesurer avec précision la déflexion induite par la gravité sur un faisceau d’atomes d’antihydrogène. «Les méthodes employées supposent un certain nombre d’innovations, indique Michael Doser, porte-parole d’AEGIS. Par exemple, pour obtenir la sensibilité de 1% prévue, il est nécessaire de refroidir les antiprotons à 100 mK – soit une température dix fois plus basse que dans les expériences actuelles.» Si des différences dans la déflexion des atomes d’antihydrogène en vol étaient observés par AEGIS, les théoriciens pourraient être contraints de revoir leurs théories sur la gravitation. «Les diverses tentatives tendant à quantiser la gravité et à l’unifier avec les autres forces de la nature ont en commun l’apparition de partenaires du graviton normal de spin deux, explique Michael Doser. Si l’accélération gravitationnelle mesurée par AEGIS pour l’antimatière s’avérait être différente de celle de la matière, ces nouvelles composantes hypothétiques gravi-scalaires et gravi-vectorielles pourraient en être les responsables.»

Dans le domaine de la physique expérimentale, se trouver loin des limites des hautes énergies ne signifie pas qu’on ne peut pas découvrir une nouvelle physique. «Les désintégrations rares sont extrêmement sensibles à la présence de nouvelles particules», confirme Augusto Ceccucci, porte-parole de NA62. NA62 a pris la suite de NA48, NA48/1 et NA48/2, dont les résultats ont permis de renforcer nos connaissances des propriétés des kaons. NA62 sera pilotée par une nouvelle collaboration qui comprend environ 160 membres issus de quelque 25 instituts. Elle disposera également de nouvelles installations, notamment de nouveaux détecteurs, dont un «GigaTracker», d’une conception inédite, qui sera installé dans le tube de faisceau pour détecter et suivre précisément les particules avant leur désintégration. «NA62 étudiera avec une précision inégalée les désintégrations rares des particules K, poursuit Augusto Ceccucci. Ces désintégrations sont les seules pour lesquelles les interactions entre quarks étranges et quarks down peuvent être étudiées avec précision. Grâce à la sensibilité de notre future installation expérimentale, nous serons capables de mesurer les déviations par rapport aux prédictions précises du modèle standard, ce qui donnera des indications sur l’existence possible de nouvelles particules ou de nouveaux processus de physique.»

Du point de vue de la polyvalence, les lignes de faisceau du CERN sont exceptionnelles. Un bon exemple est la ligne de faisceaux M2 du SPS, qui peut fournir à la fois des faisceaux de muons polarisés de haute énergie et des faisceaux de hadrons de haute énergie (essentiellement des pions et des protons). Les deux faisceaux sont utilisés par l’expérience COMPASS pour étudier la structure interne de la matière hadronique (protons et neutrons). De façon simplifiée, on peut considérer que le proton est composé d’un quark down et de deux quarks up; en réalité, le proton est un objet beaucoup plus complexe. En particulier, des expériences précédentes, telles que l’expérience European Muon Collaboration installée sur la même ligne de faisceaux M2, ont révélé que les quarks étranges contribuent au spin du proton, et ont conduit à supposer que le spin total des quarks pourrait expliquer une petite fraction du spin total du proton. «Vers la fin des années 80, certains théoriciens pensaient qu’une forte polarisation du gluon pouvait dissimuler la contribution apportée par le spin des quarks, explique Gerhard Mallot, l’un des porte-paroles de COMPASS. Toutefois, en 2006, notre expérience a prouvé que ce facteur n’est pas assez important et qu’il convient de chercher une autre origine.» Depuis lors, COMPASS reste en première ligne pour les mesures précises de la CDQ – la théorie qui décrit les interactions entre quarks et gluons. En 2008, COMPASS a commencé les mesures par spectroscopie au moyen de faisceaux de hadrons et s’est intéressée aux états exotiques de la matière formés par les quarks et les gluons. Une description détaillée et l’éventuelle découverte de nouveaux états permettront de mettre à l’épreuve les prédictions de la CDQ, en particulier les calculs sur réseau. «Nous avons récemment présenté une lettre d’intention au SPSC pour des mesures de précision sur la structure en spin transversale et longitudinale du nucléon, confirme Gerhard Mallot. Dans cette lettre, nous expliquons qu’une installation COMPASS améliorée pourrait permettre à la collaboration d’étudier deux éléments centraux pour notre compréhension de la structure du nucléon, à savoir les effets de spin transversaux et les fonctions de distribution de partons généralisée. »

Les expériences hors LHC sont elles aussi le signe de la vitalité scientifique et du caractère exceptionnel du CERN. Certaines seront présentées lors de l'atelier New Opportunities in the Physics Landscape at CERN, qui aura lieu du 10 au 13 mai, un rendez-vous à ne pas manquer pour toute la communauté scientifique.

Pour en savoir plus:

http://aegis.web.cern.ch/aegis/

http://wwwcompass.cern.ch/

http://na48.web.cern.ch/NA48/NA48-3/

Les roues dentées

En plus de préparer les faisceaux pour le LHC, toute la chaîne d’accélérateurs du CERN travaille inlassablement à fournir plusieurs types de particules aux expériences installées sur les dizaines de lignes de faisceau dans les différents halls expérimentaux.

À l’origine il y a la source de protons, puis le LINAC. Pour pouvoir alimenter chacun l’accélérateur suivant et les lignes de faisceaux secondaires, le Booster, le PS et le SPS fonctionnent sur des cycles dans lesquels le faisceau est pulsé et atteint une énergie spécifique. Par exemple, le PS peut avoir en tout une vingtaine de cycles différents: en plus des cycles pour préparer les particules destinées au LHC à une énergie de 25 GeV, il y en a d’autres qui servent le SPS pour son programme de cibles fixes et CNGS à 13 GeV, nTOF à 19 GeV, les lignes du Hall Est à 23 GeV, le faisceau pour l’AD à 25 GeV.

La synchronisation de tous ces cycles et les opérations d’éjection et d’injection sont gérées par le Centre de contrôle (CCC). «Pour pouvoir injecter au bon moment le bon paquet de particules à la bonne énergie, toutes les machines doivent être en phase et doivent fonctionner comme les roues dentées dans un mécanisme, explique Django Manglunki, du groupe Opérations du département BE. La synchronisation finale se fait au niveau des radiofréquences mais pour chaque cycle il y a des centaines de paramètres à programmer sur la machine».

Entre quelques jours et quelques semaines sont nécessaires pour régler tous les paramètres d’un cycle complet de fonctionnement d’un accélérateur. Cette année, l’exemple du Booster a été particulièrement éclatant car le réglage s’est fait en un seul jour. «La machine a reçu son premier faisceau de protons du LINAC le mardi 31 mars et le lendemain le premier faisceau pour ISOLDE était prêt, confirme Klaus Hanke, chef de la section Booster-ISOLDE du groupe Opérations. Ensuite, le vendredi 3 avril un premier faisceau a pu être envoyé au PS, en avance par rapport au planning. Depuis, les réglages se sont poursuivis car le Booster doit envoyer une kyrielle de faisceaux avec des caractéristiques très différentes vers le reste de la chaîne des accélérateurs. Cela va des faisceaux de très basses intensités pour la mise en service du LHC aux faisceaux de très hautes intensités pour des utilisateurs tels que ISOLDE et CNGS. Le démarrage en douceur est le fruit du travail d’une équipe d’opérateurs, ingénieurs et physiciens qui ont des expertises différentes dans divers domaines de la physique et des technologies des accélérateurs et qui se complètent parfaitement les uns les autres.»

Un nouveau paysage

L'atelier New Opportunities in the Physics Landscape at CERN, annoncé en février dernier, suscite un intérêt remarquable: à l’échéance du 6 avril, 95 propositions de communication avaient été soumises.

Les thèmes sont des plus divers: physique nucléaire à ISOLDE, physique des particules au PS, travaux avec les antiprotons à l’AD, toute la gamme de mesures du SPS à l’aide des différents faisceaux… La physique des neutrinos ne sera quant à elle que brièvement abordée, car une réunion lui sera réservée du 1er au 3 octobre 2009.

L’atelier prévoit une séance consacrée à un examen du complexe d’accélérateurs du CERN, de même qu’une présentation de l’état d’avancement et des perspectives des recherches menées sur les mêmes domaines dans d’autres laboratoires.

L’atelier, qui aura lieu dans l’Amphithéâtre principal, ne comportera que des séances plénières, de durée variable. Il y sera rendu compte de toutes les contributions qui ont été soumises mais ne pourront pas être présentées individuellement (tous les résumés seront néanmoins publiés). Chaque séance se terminera par une discussion.

Cet atelier devant amorcer une réflexion à plus long terme, des groupes de travail spécialisés seront probablement créés pour approfondir les idées nouvelles.

À ce jour, plus de 250 participants se sont inscrits. Nous sommes impatients d’en savoir plus sur les nouvelles perspectives de la physique et d’assister à des discussions qui s’annoncent animées.

Site web de l'atelier