George Smoot s’entretient avec le Bulletin

Antimatière, matière noire, énergie sombre, nature de l’espace et du temps… George Smoot, prix Nobel de physique, revient sur sa carrière avec Paola Catapano et évoque pour elle les nombreux aspects de l’Univers qui restent des mystères.

 

Vous avez commencé votre carrière scientifique en tant que physicien des particules, puis avez rapidement passé à l’astrophysique, pour vous intéresser plus particulièrement à la théorie du Big Bang et à la cosmologie. Pourquoi cet intérêt pour le Big Bang ?

Après avoir obtenu mon diplôme au MIT, je suis allé à Berkeley pour travailler avec Luis Alvarez, un physicien des particules. Il savait que je m’intéressais à divers domaines et m’a laissé le choix : « Dites-moi ce que vous aimeriez faire et nous essayerons de travailler là-dessus ». À mes yeux, l’astrophysique était un domaine nouveau, extrêmement prometteur. Je me suis lancé dans des expériences, à la recherche de l'antimatière. C’est ce qui a inspiré plus tard l'idée d’ASTROMAG, puis d’AMS. En étudiant l’antimatière, nous avons trouvé que l’Univers en compte moins de 0,01 %. Je me suis dit : « Il n’y a pas d’antimatière autour de nous, ni dans les étoiles les plus proches. Il faut donc chercher ailleurs. Nous savons qu’il y a eu le Big Bang, qu’il a dégagé une énergie phénoménale, et qu'il relève de la physique des particules. Il devrait nous en dire plus sur la physique fondamentale. »

Après AMS, vous vous êtes mis à construire des télescopes et des détecteurs d’une extrême complexité, soit dans l’espace (embarqués sur des ballons ou aéroportés), soit au sol, dans des lieux aussi extrêmes que le pôle Sud. Quelles sont les étapes et les découvertes qui vous ont conduit au prix Nobel ?

Au départ, il s’agissait simplement de trouver la meilleure méthode pour chercher de l’antimatière. Nous avons d’abord installé un détecteur prototype au sommet d’une montagne. Quand ça a marché, nous avons voulu le placer encore plus haut, soit dans un avion, soit dans un ballon. J’avais mené plusieurs expériences avec des ballons et je savais que les équipements embarqués pouvaient s’abîmer. C’est pour ça que je voulais utiliser un avion. Nous avons compris qu’un avion espion U-2 serait idéal pour notre expérience, parce qu'il vole très haut et que sa trajectoire est stable. Le seul problème était qu’il était conçu pour permettre de regarder en bas. Nous avons dû convaincre la NASA et Lockheed de construire un modèle permettant de regarder en haut. Puis il a fallu mettre au point la technologie nécessaire pour le vol : des radiorécepteurs haute qualité, de bonnes antennes et de solides techniques de sélection et de permutation. Il s’agissait le plus souvent d’améliorations de concepts précédents. La prochaine étape a été de produire une version refroidie pour qu'elle soit plus sensible, puis il a fallu la perfectionner pour qu'elle puisse être embarquée sur le satellite COBE, et la perfectionner encore pour le satellite WMAP.

Ainsi, il y a eu toute une série de développements qui ont permis d’améliorer de plus en plus les mesures. Pour moi, c’était chaque fois un nouvel objectif. Une fois que nous sommes parvenus à prendre des mesures, nous avons appris à les améliorer pour les nouveaux projets. C’est une des choses qu’Alvarez m’a apprises. Il me disait : « Ne te contente pas de répéter les mesures, sauf si tu sais comment les améliorer. Ou alors, regarde s’il n’y a pas autre chose à faire ! »

Maintenant, nous nous attelons au développement de la prochaine génération de détecteurs. Aujourd’hui, quelques détecteurs ne suffisent plus. Nous voulons en fabriquer, disons, un millier. Et il ne s’agit pas que de les produire. Il nous faut les disposer dans un même plan focal.

Remontons à l’époque de COBE. Depuis le début de vos travaux scientifiques, vous êtes en quête d’anisotropies, c'est-à-dire que vous essayez de prouver que l’Univers n’est pas homogène. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

En fait, nous cherchions trois choses, avec le satellite COBE. Grâce aux mesures que nous avions réalisées avec nos expériences (que ce soit en ballon ou au sol), nous étions arrivés à la conclusion que les fluctuations de l’Univers étaient très petites, trop petites pour que des galaxies puissent se former si l'Univers n'était formé que de matière ordinaire. La matière noire n’était pas encore vraiment un concept, à l'époque. Restait à comprendre comment les galaxies avaient pu se constituer. Pour le savoir, il fallait déterminer si le rayonnement cosmologique diffus était réellement un rayonnement fossile du Big Bang et si celui-ci était aussi simple que nous le croyions. Les premières expériences COBE ont donc étudié ce rayonnement, à l’aide d’un photomètre particulièrement précis, sensible au spectre infrarouge lointain. Nous avons découvert que le spectre avait la bonne forme pour conclure qu’il s’agissait du rayonnement primordial. C’était un rayonnement fossile du Big Bang. COBE avait fait sa première découverte.

Ensuite, nous avons entrepris une deuxième expérience pour chercher des fluctuations dans le fond cosmologique diffus qui pourraient conduire à la formation de galaxies. Après avoir amélioré nos mesures, nous avons trouvé que l’amplitude de fluctuation de la température était de l'ordre du cent-millième de degré, ce qui est très peu. L’Univers est aussi lisse qu’une boule de billard, et incroyablement uniforme, mais ces petites variations suffisent si vous avez de la matière noire. Il n’y a pas d’interaction électromagnétique entre la matière noire et la lumière. La matière noire reste donc insensible à la pression du rayonnement lumineux qui dominait l’univers primordial.

Comprendre l’origine de ces fluctuations était le but de la troisième expérience, que nous avons réalisée avec les satellites WMAP et PLANK. Les fluctuations indiquaient qu’un phénomène d’une autre nature devait être à leur origine. Il devait donc y avoir là un mécanisme de nouvelle physique permettant à l’Univers d’être à la fois grand et non courbe, et grâce auquel les fluctuations pouvaient former des galaxies. Nos expériences nous ont permis de comprendre ces fluctuations et leur spectre, d’estimer la quantité de matière noire et la quantité de matière ordinaire, et d’en savoir plus sur d’autres processus.

Comment toutes ces découvertes s’articulent-elles entre elles ? Que signifient nos résultats pour la physique des hautes énergies ? Que nous apprennent-ils sur la nature fondamentale de l’espace et du temps ? C’est ce que je cherche à établir maintenant. Jusqu’ici, ma carrière a été une aventure passionnante, et elle ne va pas s’arrêter là.


Ce texte a été adapté par Katarina Anthony pour le Bulletin. Il a pour base une interview plus longue, que George Smoot a accordée à Paola Catapano pour la chaîne de télévision RAI.

par CERN Bulletin