Nuits blanches pour le CLIC

Les exigences d’alignement du CLIC, le projet de futur accélérateur linéaire, mènent les géomètres à mener une campagne de mesures inédite.


Sébastien Guillaume durant l’installation de la caméra zénithale.

En cette belle nuit d’été, installé en pleine campagne, Sébastien Guillaume a tourné sa caméra vers la voûte céleste et s’apprête à passer la nuit à photographier les étoiles. Sébastien Guillaume n’est pourtant ni un féru d’astronomie, ni un artiste contemporain qui aurait trouvé matière à une œuvre inédite. Le jeune homme est doctorant en géodésie à l’École polytechnique fédérale de Zurich. Il planche sur les mesures de précision, et même de très grande précision. Avec l’équipe des géomètres du CERN, il s’est lancé dans une campagne de mesures inédites. L’objectif ? Démontrer que l’on peut aligner les éléments du CLIC, le projet de futur collisionneur électron-positon, avec une précision de 10 microns (0,010 mm) sur 200 mètres. Sur le papier, c’est vite écrit. Dans la réalité, cet objectif est d’une incroyable complexité. A titre d’exemple, les éléments du LHC sont alignés avec une précision de 0,15 mm sur une centaine de mètres, et c’est déjà une jolie performance. Mais le CLIC requiert quinze fois mieux. D’où le défi lancé à l’équipe de géomètres du CERN (au sein du groupe BE/ABP).

L’un des problèmes les plus cruciaux que rencontrent les géomètres est que leurs instruments de mesure sont sensibles à l’attraction de la gravité terrestre. C’est le cas notamment des théodolites et des niveaux optiques ultra précis qui permettent d’aligner les composants des accélérateurs. Ce sera aussi le cas pour les systèmes d’alignement du CLIC envisagés aujourd’hui, à savoir de longs fils pour le positionnement planimétrique (horizontal) et des pots hydrostatiques pour le positionnement altimétrique (vertical). Or l’accélérateur, lui, est défini dans un système de coordonnées cartésiennes, indépendant de la gravité. Il faut donc connaître précisément le champ de gravitation dans ce système purement mathématique. Si le champ de gravitation suivait une surface parfaite, comme un ellipsoïde, ce serait simple. Mais ce n’est pas le cas : il varie à cause de l’inégale répartition des masses à l’intérieur et à la surface de la Terre. Afin de pouvoir corriger leurs instruments de mesures de l’effet de ces anomalies de gravité, les géomètres doivent donc déterminer ce que l’on appelle le géoïde, c’est à dire une surface où le potentiel de gravitation est le même en tout point (avec la valeur du potentiel au niveau moyen de la mer). Dans la région, le géoïde est actuellement connu avec une précision relative de quelques dixièmes de millimètres pour quelques centaines de mètres. « Nous espérons le déterminer à quelques microns près », explique Mark Jones, de l’équipe des géomètres du CERN, qui supervise le projet. Cette mesure se fera sur une surface limitée. Pour tester la faisabilité, l’équipe a choisi de la réaliser à la verticale d’un tunnel rectiligne de 800 m appelé TZ32. Ce tunnel, qui est relié au point 3 de l’anneau souterrain du LHC, avait été creusé au moment de la préparation du génie civil du LEP.

Revenons à nos étoiles. Que viennent donc faire les astres dans cette mesure très…terre à terre ? La position précise d’un certain nombre d’étoiles est connue à la milliseconde d’arc près (ce qui représente l’angle formé entre un point et la hauteur d’une mouche vue à une distance de 1000 km !). En photographiant ces étoiles avec une caméra spéciale, dite zénithale, on détermine la direction de la verticale (la gravité), à un point mesuré par GPS avec une précision de 1-2 cm. En comparant cette verticale réelle (physique) avec un modèle mathématique (un ellipsoïde !) du champ gravitationnel, on en déduit la différence entre les deux (la déviation de la verticale). Combinée avec des mesures de gravité déjà effectuées et un modèle géologique de densité, cette mesure permet de déterminer un nouveau géoïde. « Il existe deux caméras de ce type dans le monde, explique Sébastien Guillaume, mais nous avons essayé de modifier celle-ci pour encore améliorer sa précision. »

Notre doctorant va donc réaliser 80 mesures sur les 800 mètres, ce qui lui promet un certain nombre de nuits blanches estivales. Une fois ces mesures prises, il devra les reporter 100 mètres plus bas. Et ainsi il espère démontrer la précision requise. « Les spécialistes du milieu sont un peu dubitatifs », reconnaît Sébastien Guillaume, qui ne se démonte pas pour autant. L’équipe des géomètres du CERN est de fait habituée aux défis démesurés et aux prouesses de précision (voir Bulletin 09/2001 et 40/2003).