OPERA côté CERN : chaque détail compte

Il y a deux semaines, lors d’un séminaire au CERN, la collaboration OPERA a révélé que, selon ses surprenantes observations, les neutrinos pourraient dépasser la vitesse de la lumière. Aujourd’hui, ce résultat est examiné de près par la communauté scientifique. Au Gran Sasso, où les neutrinos sont détectés, les résultats parlent bien sûr d’eux-mêmes. Mais au CERN, à la source, les choses n’en sont pas moins fascinantes : on y trouve une technologie GPS de pointe, des techniques novatrices pour mesurer le temps avec la plus haute précision et des procédés uniques employés pour maintenir la stabilité du faisceau de particules primaire. Il suffit qu'un seul ingrédient fasse défaut pour compromettre les mesures finales.

 

Les installations souterraines du projet  CERN Neutrinos au Gran Sasso (CNGS).

Premier ingrédient : un faisceau stable

Le CERN produit les neutrinos en envoyant un faisceau de protons sur une cible. Les collisions génèrent un faisceau secondaire, formé principalement de pions et de kaons, qui se désintègrent en muons et neutrinos-mu en traversant un tunnel sous vide. Les pions et les kaons qui ne se désintègrent pas sont arrêtés par un absorbeur, et les muons sont absorbés dans la roche sur une distance d'un kilomètre. Les neutrinos-mu, eux, continuent leur course à travers l'écorce terrestre jusqu'au Gran Sasso. « Pour fournir un faisceau de neutrinos très stable à OPERA, le facteur clé est la précision avec laquelle le faisceau de protons primaire percute la cible. La moindre modification de cet alignement ou des éléments de focalisation correspondants se traduit par des modifications du faisceau de muons et, par conséquent, du faisceau de neutrinos », explique Edda Gschwendtner, la physicienne responsable du faisceau secondaire CNGS (Neutrinos du CERN vers le Gran Sasso). Le flux et le profil des muons, les « frères » des neutrinos, fait l’objet d’une surveillance constante et un système de verrouillage arrête automatiquement le faisceau si l’on détecte une déviation par rapport aux valeurs nominales. Une équipe d’experts est prête à intervenir à tout moment pour régler les problèmes si une anomalie persiste au niveau du faisceau.

Deuxième ingrédient : les mesures du temps

Toute mesure de la vitesse repose sur le calcul du temps nécessaire pour parcourir une certaine distance. Dans le cas d’OPERA, Javier Serrano et Pablo Alvarez, des ingénieurs du département Faisceaux, ont effectué des mesures extrêmement précises du temps, en collaboration avec des chercheurs de la collaboration OPERA. « Nous mesurons le temps à l’aide de récepteurs GPS extrêmement précis, explique Javier Serrano. La mesure de temps que nous avons transmise au détecteur OPERA a été prise entre le transformateur de courant de faisceau (BCT), un instrument situé juste avant la cible qui suit de près le profil du faisceau de protons primaire en fonction du temps, et un point situé juste avant les équipements électroniques de l’expérience. » Les chercheurs de la collaboration OPERA ont apporté d'autres contributions au calcul du temps de vol des neutrinos ainsi qu’à l'étalonnage du décalage temporel après ce point.

Au Gran Sasso, le récepteur GPS a été placé en surface. Huit kilomètres de fibre optique relient ce point de référence au centre du détecteur, où les neutrinos arrivent. Des techniques spécifiques ont été appliquées afin de mesurer avec précision la longueur des fibres optiques (et donc le décalage temporel qu’elle induit) pour l'étalonnage total de synchronisation. « Le calcul de la longueur du câble à fibre optique était un facteur limitatif lors des expériences précédentes qui visaient à mesurer le temps de vol des particules », poursuit Javier Serrano.

Au départ, pour mesurer l’oscillation des neutrinos, OPERA se contentait d’une précision pour la synchronisation avec le CERN de l’ordre de 100 ns. Puis, les experts du CERN et d'OPERA ont proposé d’améliorer encore la précision pour qu’elle atteigne l’ordre de la nanoseconde. « Cela a ouvert la voie à une mesure en temps de vol réel. Nous savions par expérience que les laboratoires de métrologie actuels utilisent des techniques de mesure du temps dont la précision peut atteindre la nanoseconde », explique Javier Serrano. Aussitôt dit, aussitôt fait. Les récepteurs GPS, les antennes et les câbles qui devaient être installés au CERN et au Gran Sasso ont été confiés à l’Office fédéral de métrologie suisse (METAS) pour y être étalonnés avec précision. Par la suite, lorsque les chercheurs d'OPERA ont découvert le résultat des mesures de la vitesse des neutrinos, des mesures directes indépendantes ont été effectuées par Pablo Alvarez, du CERN, et par des experts de l’Institut allemand de métrologie (PTB) afin de revérifier l’étalonnage temporel sur les deux sites. « En plus, nous avons installé des horloges atomiques au césium des deux côtés du faisceau de neutrinos, explique Javier Serrano. Ces horloges sont très fiables et peuvent être utilisées pour un contrôle supplémentaire du transfert temporel du GPS et augmenter sa précision. »

Les experts en métrologie du CERN, en collaboration avec l’équipe d’OPERA, ont  fourni une distribution temporelle très précise du faisceau de protons primaire, distribution qui devrait correspondre au profil du temps d'arrivée du faisceau de neutrinos. Cette précision est essentielle pour le calcul  du temps de vol des neutrinos en différé.

Et enfin : le positionnement

Les géomètres du CERN ont également utilisé des récepteurs GPS pour établir un positionnement précis de la cible et du BCT, où sont effectuées les mesures de temps. Du côté italien, les chercheurs d’OPERA, en collaboration avec le groupe de géodésie de Mattia Crespi de l’Université de Rome, ont mesuré la position du centre du détecteur en utilisant à la fois la technologie GPS et des techniques topographiques classiques afin de relier les points de référence GPS situés en surface à la caverne souterraine. Pour ce faire, il a fallu interrompre la circulation sur un côté de l'autoroute donnant accès aux cavernes du Laboratoire du Gran Sasso. « Nous avons transmis à OPERA les coordonnées de la cible au CERN, qui ont été transformées en un système de coordonnées mondial (ETRF2000). Avec ces données, l’équipe d’OPERA et le groupe de Rome ont pu mettre en cohérence les mesures provenant du CERN et du Gran Sasso et déterminer la distance précise. Les éléments de la ligne de faisceau au CERN ont été mesurés avec une incertitude totale de 2 cm car nous avons non seulement utilisé des données GPS mais également, pour les points souterrains ne pouvant être mesurés par GPS, des mesures précises remontant à la période de construction du LEP », explique Dominique Missiaen, responsable de la section SU au CERN.

Les prochaines étapes

Vérifier, revérifier et revérifier encore : c’est la ligne de conduite des experts du CERN. « Nous connaissons très bien le faisceau mais, dans ce contexte, il est important de repasser tous les détails au peigne fin, en particulier en ce qui concerne le faisceau de muons, souligne Edda Gschwendtner. Dans l’idéal, un détecteur proche des neutrinos ayant une excellente résolution temporelle permettrait de procéder à une vérification fiable. Cette option n’étant pas possible, les muons nous donnent de très bonnes indications sur les propriétés du faisceau de neutrinos que nous envoyons jusqu’au Gran Sasso. »

« Beaucoup d’idées circulent actuellement au CERN comme au sein d’OPERA, mais je pense que si nous connaissions mieux la structure temporelle du faisceau de neutrinos à sa source, la qualité des mesures en serait améliorée », conclut Pablo Alvarez.

Alors, à quand une deuxième mesure du temps de vol des neutrinos ? « Relativement tôt », nous répondrait probablement Einstein.



Vous avez dit « GPS » ?
Comment les experts parviennent-ils à un tel degré de précision en utilisant des récepteurs GPS ? Leurs appareils sont-ils les mêmes que ceux que l'on trouve dans nos voitures ? Pas exactement... Sur les deux ou trois signaux détectables émis par le système satellite mondial (chacun possède son propre codage), les systèmes GPS classiques des voitures n'en utilisent qu'un seul.  Ainsi, ils peuvent déterminer les coordonnées d’un point donné à dix mètres près environ. Les systèmes GPS utilisés par les géomètres et les experts en métrologie, eux, sont capables d’analyser les trois signaux à la fois, ainsi que les ondes porteuses. Ils peuvent donc atteindre un degré de précision nettement supérieur : de l’ordre de quelques millimètres et nanosecondes. « De plus, les experts prennent leurs mesures sur une longue durée (jusqu'à 24 heures pour déterminer une position précise), puis appliquent des corrections statistiques pour obtenir un résultat très précis », explique Mark Jones de la section SU du CERN.


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Visionnez l'animation du faisceau de neutrinos du CERN au Gran Sasso :

par CERN Bulletin