LEAR : une machine en avance sur son temps

Décrit comme une « plate-forme polyvalente pour les physiciens des accélérateurs », l’Anneau d’antiprotons de faible énergie (LEAR) était tout à la fois : un accélérateur, un anneau de stockage, un décélérateur, un anneau de refroidissement et un « extenseur de faisceau ». Le 30e anniversaire de sa mise en service tombe en 2012 – l’occasion pour le Bulletin de revenir sur l’histoire de cette machine remarquable

 

Le présent article est publié en hommage à Dieter Möhl, l’un des pères fondateurs du LEAR, qui nous a quittés en mai dernier.

 

Le diagramme de Kurt Kilian montre la densité dans l'espace des phases des antiprotons produits à partir de protons à 26 GeV en fonction de l'impulsion de l'antiproton. Notez que cette densité est significativement plus élevée à basse énergie pour un faisceau décéléré. (Graphique publié en 1977 dans l'article Low Energy Antiproton Factory.)

Comme la plupart des grands projets du CERN, LEAR est né d’un rêve partagé par des collègues, devant une tasse de café. C’était en 1976, Kurt Kilian et Dieter Möhl  imaginèrent alors une machine qui pourrait produire un million d’antiprotons de faible énergie en un seul cycle. Une telle machine pourrait faire progresser la spectroscopie des hadrons et ouvrir la voie à l’étude des antiatomes.

L’idée semblait être en avance sur son époque ; dans ce domaine, la technologie et la physique n’étaient simplement pas capables de relever le défi. Des expériences exploratoires exploitant des antiprotons de faible énergie, en recevaient moins de 100 par cycle du Synchrotron à protons (PS), et il ne semblait pas exister de moyen d’augmenter ce nombre. Ce qui était un rêve pour certains, d’autres le voyaient comme une chimère.

Mais, comme Dieter Möhl le précise dans son histoire du LEAR, 1976 était exactement le bon moment pour envisager la production à grande échelle d’antiprotons froids. La faisabilité de techniques de refroidissement par électrons et de refroidissement stochastique, prouvée quelques années auparavant, avait conduit Carlo Rubbia et son groupe de travail à examiner la possibilité de refroidir des antiprotons pour les injecter dans le Super synchrotron à protons (SPS). Les graines d’une idée avaient été semées.

Kurt Kilian passa alors en revue les publications sur la production des antiprotons, y compris celles du groupe de Rubbia. Quelques jours lui suffirent pour réaliser les possibilités offertes par le refroidissement des antiprotons. Il rassembla ses prévisions dans un diagramme (cf. première illustration) – définissant l’avenir de LEAR, en montrant comment, par la mise en œuvre de techniques de refroidissement, cette machine pouvait réunir 105 fois plus d’antiprotons que ne le font les techniques classiques.

LEAR et les anneaux de refroidissement ultérieurs. (Image : I. Meshov.)

Comme le programme du CERN était fermement axé sur la physique des collisions antiprotons-protons à haute énergie, dans un premier temps, l’idée d’une telle physique de précision n’a pas soulevé un grand intérêt. Mais le diagramme de Kilian a attiré l’attention de beaucoup de spécialistes et, en 1979, le rapport préliminaire de conception de LEAR fut remis avec une lettre d’intention qui impliquait environ 240 physiciens de 44 centres de recherche. LEAR fut finalement approuvé en 1980, et il fut construit en seulement 16 mois, avec un budget de 12,6 millions de CHF, sous la direction de Pierre Lefèvre.

LEAR a débuté discrètement en 1982, éclipsé, sans nul doute, par les premières mises en évidence de particules W et Z auprès du SPS. L’année suivante, il a commencé à fournir des débits sans précédent d’antiprotons de faible énergie, à seize expériences différentes. Dans les années 1990, LEAR délivrait un record d’un million d’antiprotons de faible énergie par seconde avec des déversements d’une heure. Au début, LEAR ne recevait que 6 % des antiprotons disponibles, car la majorité était envoyée aux ISR et au SPS. Mais en 1988, il en recevait six fois plus – un niveau qui s’est maintenu jusqu’à son arrêt en 1996.

L’apport de LEAR aux techniques de refroidissement a été incontestablement un de ses plus grands succès. Pour mettre en forme ses faisceaux, nos ingénieurs ont mis au point une technique qui assure un refroidissement stochastique à différentes énergies le long d'un même cycle. Werner Hardt, à la suite des travaux de Simon Van der Meer, a été aussi le premier à mettre en œuvre une technique d’extraction ultra-lente permettant de retirer délicatement des particules d’un faisceau en circulation. On a pu ainsi produire dans LEAR des déversements d’une durée record (jusqu'à 14 heures).

Bien que LEAR soit à l’arrêt depuis bien plus d’une décennie – et qu’il ait été depuis longtemps transformé en Anneau d’ions de basse énergie (LEIR) pour répondre aux besoins d’ions lourds du LHC – son influence sur les accélérateurs actuels reste visible. Il fut le premier accélérateur pour lequel des techniques de refroidissement furent vraiment envisagées et mises en œuvre en physique des accélérateurs, et une grande partie de sa technologie continue d’être utilisée aujourd’hui. Dans le monde, de nombreux accélérateurs – y compris le successeur du LEAR au CERN, le Décélérateur d’antiprotons (AD) – trouvent leurs racines historiques dans LEAR et dans le diagramme avec lequel tout a commencé.


Pour en savoir plus sur les résultats que la machine a permis d’obtenir, lisez l’article de Philippe Bloch sur l’héritage de la physique à LEAR.

Une notice nécrologique rendant hommage à la vie et à l’œuvre de Dieter Möhl sera publiée dans le prochain numéro du Bulletin.

par Katarina Anthony