L'héritage de la physique au LEAR

En offrant pour la première fois une source pure et intense d'antiprotons, le LEAR a permis d'ouvrir de nombreux domaines de recherche. Bien qu'il ne soit pas facile de résumer son programme de physique en quelques lignes, cet article essaie de rendre justice aux 27 expériences qui ont permis, durant les 14 années d'exploitation de la machine, d'obtenir une moisson de résultats.

 

Le complexe du LEAR, septembre 1983.

Au cours de la première période d'exploitation du LEAR, l'intensité d'antiprotons était relativement limitée et la machine était surtout utilisée pour étudier des atomes exotiques contenant un antiproton et les interactions des antiprotons de basse énergie avec les noyaux. Les physiciens ont aussi mesuré les sections efficaces (totale, élastique ou d'échange de charge) en fonction de l'impulsion des antiprotons. Ces premières expériences ont apporté des renseignements précieux sur les propriétés des interactions nucléon-antinucléon, y compris leur structure de spin, et ont exclu l'existence d'hypothétiques états de la matière appelés « baryonium » contenant un grand nombre de quarks. L'expérience ASTERIX a été la première à utiliser la détection des rayons X en coïncidence avec les annihilations, ce qui n'était pas possible dans les expériences précédentes de chambres à bulles : ceci a aidé à démêler l'état quantique dans lequel sont produites certaines résonances.  

En 1988, l'accroissement par un facteur six du nombre d'antiprotons disponibles a ouvert la voie à des expériences plus gourmandes en antiprotons. L'expérience PS170 a exploré la structure du proton en étudiant la réaction ppbar → e+e-. L'expérience PS185, quant à elle, a étudié la production des hypérons sur une gamme étendue d'énergie du faisceau, en particulier autour des différents seuils de production.

L'annihilation nucléon-antiproton offre potentiellement une source riche de production de résonances rares et exotiques comme par exemple les « boules de gluons ». Pour cette raison, plusieurs grandes expériences de spectroscopie de mésons, avec des performances de détection complémentaires, ont été assemblées. Le « Tonneau de Cristal » (Crystal Barrel PS197) comprenait un calorimètre au CsI(Tl)  pour la détection précise des particules neutres ; l'expérience OBELIX (PS201) a réutilisé l'aimant du spectromètre ouvert à champ axial (AFS) pour rechercher des mésons qui se désintègrent principalement en particules chargées, avec une bonne identification des particules étranges. Ces expériences ont permis d'établir l'existence ou de mesurer les nombres quantiques de nombreux états mésoniques tels que le a0(1450), le f0(1370) ou le f0(1500), etc. L'expérience JETSET (PS202) a utilisé des collisions d'antiprotons de plus haute énergie avec une cible interne d'hydrogène gazeux pour rechercher des états exotiques se désintégrant en φφ dans la région de masse de 2 à 2,4 GeV/c2

Une autre partie importante du programme fut dédiée à l'étude des symétries fondamentales, en particulier de la symétrie matière-antimatière. En étudiant les réactions spécifiques (ppbar → π+K- K0 et ppbar → π-K+K0bar), l'expérience CPLEAR (PS195) a pu produire des faisceaux de kaons neutres avec étiquetage de la saveur et a permis des mesures détaillées de la violation de CP, la mise en évidence directe - toujours unique à ce jour - d'une violation de l'invariance par renversement du temps et des limites très strictes sur la conservation de CPT dans les interactions faibles. La méthode expérimentale utilisée par CPLEAR pour l'étiquetage de la saveur peut être considérée comme un précurseur de certaines des méthodes d'étiquetage utilisées aujourd'hui par LHCb. 

Les expériences PS189, PS196 et PS205 ont été proposées pour étudier la différence de masse entre proton et antiproton, un autre test du théorème CPT. Alors que l'expérience  PS189 (un spectromètre de masse) a été limitée par la difficulté de ralentir les antiprotons, PS196 a été la première expérience qui a réussi à piéger des antiprotons et à les conserver pendant de longues périodes (jusqu'à deux mois !). Cette technique a permis de tester l'égalité du rapport de la charge à la masse du proton et de l’antiproton avec une précision de 10-10. L'étude de l'atome d'hélium « antiprotonique » (où un électron est remplacé par un antiproton) par PS205 a permis de vérifier indépendamment l'égalité de la charge et de la masse avec une précision de 10-7. D'autres mesures de précision sur les atomes, portant cette fois sur les rayonnements X de transition du protonium, ont été effectuées par PS207 et, pour d'autres atomes contenant des antiprotons, par PS209. 

Mais le rêve des physiciens au LEAR n'était pas seulement d'étudier les antiparticules ; ils rêvaient aussi de produire de l'antimatière. Ceci est devenu une réalité en 1995, avec l'observation des neuf premiers atomes d'anti-hydrogène jamais produits, obtenus par collision d'antiprotons avec un jet de xénon dans l'expérience PS210. Ces succès ont été à l'origine de la décision de continuer la recherche fondamentale sur l'antimatière au CERN auprès du décélérateur d'antiprotons (AD). La décision récente d'améliorer le complexe de l'AD en ajoutant le décélérateur ELENA, qui améliorera l'efficacité de piégeage des antiprotons d'un facteur 100, est une preuve tangible que ce domaine de recherche, défriché au LEAR, est toujours de première importance pour la communauté des physiciens des particules.  

par Philippe Bloch