Expliquer le Higgs : nager à contre-courant !

« Jamais vu autant de physiciens expliquer quelque chose, et aussi peu de journalistes le comprendre ! » C’est le « tweet » envoyé par Tom Clarke (de la chaîne de télévision britannique Channel 4) lors du séminaire sur le Higgs de décembre dernier. En conséquence, beaucoup de médias se sont interrogés sur l’emploi de l’expression « particule de Dieu », ou ont épilogué sur la frénésie qui s’empare des physiciens à l’approche de la découverte du Higgs, en faisant l'impasse sur le fond de la question.

 

Donc : le Higgs, c’est quoi ? Quelque chose de fondamental. Quelque chose qui se rapporte à la masse. Si vous vous intéressez à la physique, vous trouverez peut-être que l’image du cocktail mondain ou celle de la vinaigrette ne sont pas très convaincantes quant à l’importance du Higgs. Et si l’analogie avec un poisson vous fait sentir comme un poisson hors de l’eau – ou du moins, nageant à contre-courant – peut-être alors apprécierez-vous une approche différente. 

Pourquoi on a besoin du Higgs
Sachant que les théories de jauge et leurs formules mathématiques complexes ne sont pas à la portée de tous, on peut aborder le développement de la théorie de Higgs sur des bases plus familières. À la racine du problème se trouvent les masses de particules bien connues du CERN : le W et le Z. Non seulement ces particules ont été découvertes au CERN, mais l’essentiel du programme du LEP a été consacré à des mesures de précision de leurs propriétés. Alors que les photons, porteurs de la force électromagnétique, n’ont pas de masse et peuvent de ce fait filer à la vitesse de la lumière, les particules W et Z, porteuses de la force faible, sont massives, et voyagent plus lentement. Ce simple fait a posé un problème énorme à la physique.

Les descriptions théoriques des forces sont régies par des symétries fondamentales qui prévoient que les particules porteuses de forces doivent être dépourvues de masse. Le fait que les particules W et Z soient massives constitue une brisure de cette symétrie et, en l’absence de correction, on arrive à des prédictions absurdes – telles que des interactions ayant des probabilités supérieures à 100 %. La nature doit donc avoir des moyens de corriger ces incohérences. Le candidat le plus prometteur dans cette optique est le champ de Higgs1).

Comment le Higgs agit
Le champ de Higgs remplit tout l’espace, et c’est par leur interaction avec ce champ que les particules W et Z acquièrent leur masse. D’autres particules porteuses de forces – telles que le photon pour la force électromagnétique et le gluon pour la force forte – n’ont aucune interaction avec le champ de Higgs et restent dépourvues de masse. L’existence d’un tel champ préserve la symétrie sous-jacente de la théorie, tout en expliquant la brisure de symétrie que nous observons dans les expériences. Ainsi, ce champ est la base de tout le Modèle standard, c’est-à-dire des règles qui régissent les particules et leurs interactions.

Le mécanisme de Higgs, par lequel les porteuses de forces acquièrent des masses différentes, a aussi une conséquence directe sur les portées différentes des forces – la portée est très courte pour la force faible, infinie pour la force électromagnétique. Grâce à la présence du champ de Higgs, ces forces peuvent cohabiter en une seule théorie électrofaible unifiée.  

Les interactions avec le champ de Higgs ne sont pas réservées aux seules particules porteuses de forces. La théorie permet également d’expliquer comment toutes les autres particules fondamentales acquièrent leur masse au repos. Toutefois, ne croyez pas que le champ de Higgs soit responsable de toute la masse. L’interaction avec le champ de Higgs contribue en fait pour moins d’1 kg à la masse d’un individu de corpulence moyenne2). Le reste de la masse vient de l’énergie des différentes forces qui tiennent le corps ensemble - essentiellement la force forte qui lie les quarks à l’intérieur des nucléons, avec une contribution minime de la force électromagnétique qui agit à l'échelle atomique.

Voilà pour le champ de Higgs, mais qu'en est-il du boson de Higgs ? En fait, le boson de Higgs n’est autre que la manifestation détectable du champ de Higgs. De même que le champ électromagnétique est transmis au moyen de photons, le champ de Higgs a son vecteur (ou boson). Un prochain article du Bulletin expliquera comment l’énergie peut agir sur un champ de façon à faire apparaître un boson. L'important ici, c'est que la mise en évidence du boson de Higgs dans les expériences du LHC prouverait l'existence du champ de Higgs.

Ce n'est qu'un début
À lire certains articles, on pourrait croire que le Higgs résout pratiquement tous les problèmes de la physique. Il est vrai que le boson occupe depuis environ 40 ans la première place sur la liste des objets recherchés par les physiciens. Toutefois, sous sa forme la plus primitive, l’intégration du champ de Higgs dans le Modèle standard n’est pas entièrement satisfaisante. En effet, la théorie permet d’expliquer la brisure de symétrie entre les porteurs de la force électromagnétique et de la force faible, et de décrire comment les particules acquièrent leur masse. Mais elle ne peut ni prédire ni expliquer le degré d'interaction avec le champ, c'est-à-dire les masses relatives des particules. De plus, elle n’explique pas pourquoi la symétrie est brisée de cette façon. On dirait que nous n’apercevons que la partie émergée de l’iceberg ; en-dessous doit se trouver une théorie plus profonde, plus fondamentale, qui explique ce que nous voyons en surface.

Qu’il s’agisse d’un champ de Higgs, sous une forme ou sous une autre, ou d’un mécanisme entièrement différent, les problèmes théoriques posés par la brisure de symétrie doivent être résolus. Mais, lorsque nous aurons déchiffré ce mystère, les choses ne feront que commencer. L’exploration du champ de Higgs démarrera avec la découverte du boson. Un nouveau chapitre de la physique est sur le point de s’ouvrir.


1) Ce que l’on appelle couramment champ de Higgs a été proposé en 1964 de façon indépendante par : Robert Brout et François Englert ;  Peter Higgs ; et enfin Gerald Guralnik, Carl Richard Hagen et Tom Kibble.

2) A Zeptospace Odyssey, A journey into the physics of the LHC, par Gian Giudice.

par Emma Sanders